En 1977, alors qu’il méditait sur sa « petite maison stupide mais charmante », ce modeste bungalow rose de style néocolonial hollandais à Santa Monica acheté avec son épouse Berta – toiture en bardeaux d’asphalte verts et alignement de cèdres du Liban compris –, Frank Gehry estima qu’il était temps de passer à autre chose. Il entreprit de bâtir autour de cette maison pavillonnaire, la métamorphosant en un labyrinthe sculptural composé de matériaux ordinaires : tôle ondulée, contreplaqué brut laissé apparent, jusqu’au grillage industriel, qui l’intriguait parce qu’il était « à la fois omniprésent et unanimement détesté ». Son fils, Sam, raconte que ses camarades se moquaient de lui, tant la « maison en tôle » semblait éternellement inachevée. « Les voisins étaient vraiment furax », se rappellera Gehry plus tard, dans un haussement d’épaules. « Le type d’en face – avec ses caravanes, sa clôture en tôle ondulée et ses voitures sur la pelouse – a fini par traverser la rue pour me demander : "Mais qu’est-ce que vous faites ?" Je lui ai répondu : "Regardez, vous avez tout ça chez vous, je ne fais que dialoguer avec vous." » Le voisin, médusé, répliqua : "Oui, mais chez moi, c’est normal." D’autres qualifièrent l’ensemble de « verrue » ou « d’usine de saucisses de Tijuana ». Puis les choses se corsèrent : un voisin situé deux maisons plus loin, avocat, saisit le conseil municipal pour tenter de bloquer le projet. On parla même de poursuites judiciaires. Au lieu de s’en vexer, Gehry s’en amusait : tout ce tapage ne faisait finalement que confirmer que sa rénovation iconoclaste avait bel et bien déstabilisé son quartier californien uniformisé. Cette expérience ne fit que nourrir davantage son intérêt pour les bâtiments qui paraissent inachevés, comme saisis dans un processus permanent de transformation plutôt que figés ou impeccablement aboutis.

Gehry Residence à Santa Monica, Californie. Photo Philippe Régnier
Depuis lors, la Frank et Berta Gehry Residence est devenue un lieu de pèlerinage pour des générations d’étudiants en design et de passionnés d’architecture venus du monde entier. L’avocat indigné finit même par construire sa propre maison et la remanier, reprenant l’idée de Gehry. Cette sensibilité singulière – que l’architecte qualifiait parfois avec humour d’approche « radine » – s’imposa comme l’une des signatures de son œuvre : ludique, irrévérencieuse, immédiatement reconnaissable, et annonçant l’émergence d’un nouveau langage architectural.
Frank Gehry – l’architecte qui allait devenir, malgré lui, la figure emblématique du postmodernisme « déconstructiviste », mouvement tour à tour encensé et décrié pour son esthétique fragmentaire et ses proportions asymétriques – est décédé à Santa Monica le 5 décembre 2025.
Frank Gehry est né à Toronto en 1929, sous le nom d’Ephraim Goldberg. À l’adolescence, il part pour Los Angeles, où il étudie l’architecture à l’Université de Californie du Sud (1949-1951 ; 1954), avant de suivre un cursus court en urbanisme à Harvard (1956-1957). Il passe par plusieurs agences – Victor Gruen à Los Angeles, André Remondet à Paris –, mais nourrit très tôt l’ambition de voler de ses propres ailes. Il fonde ainsi Frank O. Gehry & Associates en 1962.
Pendant plus de soixante ans, Gehry s’emploie à rompre avec le minimalisme glacé et les formules rigides de l’architecture moderniste. Il défend au contraire des édifices habités par l’émotion, le mouvement et l’inattendu. En 1989, il reçoit le prestigieux prix Pritzker, considéré comme la plus haute distinction dans son domaine. Le jury célèbre une œuvre « étonnamment originale et résolument américaine », saluant sa capacité à marier invention formelle audacieuse et esprit de renouveau architectural. Ses créations, poursuit-il, « pourraient se comparer au jazz, nourries d’improvisation et d’une vitalité imprévisible », tandis qu’Ada Louise Huxtable — première lauréate du Pulitzer de la critique — observe que ses bâtiments « élèvent l’esprit en révélant comment le banal peut devenir extraordinaire par un acte d’imagination ».
Le jury du prix Pritzker espérait que la distinction encouragerait Gehry à poursuivre « un extraordinaire travail en devenir » – une intuition qui se révéla prophétique. Les années 1990 et suivantes virent en effet ses œuvres les plus iconiques redessiner les espaces urbains. Tel un pétrolier irisé, le musée Guggenheim de Bilbao (achevé en 1997) demeure sa réalisation la plus célébrée – un édifice où la rigidité du titane semble s’assouplir en élégants élans horizontaux, tels de vastes coups de pinceau s’élevant vers le mont Artxanda.
Gehry fut l’un des premiers architectes à s’approprier la conception assistée par ordinateur, notamment grâce au logiciel 3D CATIA, initialement développé pour l’aéronautique par le Français Dassault Systèmes. En associant ces outils de pointe à une sensibilité fine au paysage urbain, il fit surgir sur les rives du Nervión une véritable sculpture urbaine, à la fois spectaculaire et profondément ancrée dans son site.

Guggenheim Museum Bilbao. © The museum
Philip Johnson, architecte américain controversé qui avait inclus Frank Gehry dans l’exposition « Deconstructivism » au MoMA à New York en 1988, n’hésita pas à qualifier le Guggenheim de Bilbao de « plus grand bâtiment de notre temps ».
À l’ouverture du musée, la presse s’emballa — pas toujours en faveur de l’architecte. « Vous savez, lors de la présentation publique de Bilbao, il y a eu une veillée aux chandelles contre moi, racontera Gehry. Et un journal espagnol publia un appel à "Tuer l’architecte américain". C’était effrayant. » Pourtant, moins de deux ans plus tard, son musée déclenchait une révolution dans les stratégies urbaines : le « Bilbao effect » entra dans le vocabulaire mondial, devenant un modèle que planificateurs municipaux et grands mécènes cherchèrent à reproduire.
Selon certaines estimations, le musée aurait rapporté environ 762 millions d’euros à l’ancienne ville basque en déclin. Presque aussitôt, il devint une icône de l’architecture contemporaine, apparaissant même dans les premières scènes de Le monde ne suffit pas (1999), où James Bond (Pierce Brosnan) pourchasse un banquier suisse dans les rues métamorphosées du port. Même Les Simpson s’en emparèrent : Marge Simpson tenta de lancer un « Springfield effect », invitant Gehry – qui joua son propre rôle dans l’épisode, avant de se dire « hanté » par l’expérience – à concevoir une salle de concert pour la ville imaginaire.
D’autres chefs-d’œuvre suivirent : les courbes enveloppantes du Walt Disney Concert Hall à Los Angeles (2003) ; les silhouettes espiègles de la Maison dansante à Prague ; le spectaculaire gratte-ciel résidentiel 8 Spruce Street à New York (achevé en 2011) ; ou encore la Fondation Louis-Vuitton à Paris (2014), structure fluide et lumineuse que Gehry aimait décrire comme « un nuage de verre – magique, éphémère, entièrement transparent ».

La Fondation Louis Vuitton, à Paris. © Iwan Baan / Fondation Louis Vuitton, 2014
Bernard Arnault, président du groupe LVMH, qualifia cette commande de « rêve personnel », tandis que son conseiller Jean-Paul Claverie intronisa l’architecte « roi de Paris » lors de l’ouverture du bâtiment au public. Depuis, la Fondation Louis-Vuitton a présenté certaines des expositions les plus célébrées de ces vingt dernières années, notamment de grandes rétrospectives consacrées à Joan Mitchell, Mark Rothko, David Hockney ou actuellement Gerhard Richter, ainsi que plusieurs projets commandés à des artistes contemporains. « Peindre directement sur les murs conçus par Gehry fut un défi redoutable », confie l’artiste Megan Rooney, qui réalisa une installation in situ dans l’exposition collective « La Couleur en Fugue » en 2022, « mais un défi qui a, sans aucun doute, transformé ma manière de comprendre ce que signifie habiter l’art. »
Au-delà de la démesure et du spectaculaire de ses réalisations, le génie de Gehry tenait à sa capacité à réinventer ce que l’architecture pouvait exprimer – d’envisager un bâtiment comme « un objet sculptural, un contenant spatial, un espace de lumière et d’air », selon ses propres mots. À une époque où de nombreux édifices semblaient soumis à l’austérité et à une forme dictée pas la seule fonctionnalité, il redonna à l’architecture l’émotion, le jeu et l’humour.
On l’accusa parfois de démesure, de privilégier l’audace formelle pour elle-même, d’irriter les habitants par ses excentricités ou de fabriquer un spectacle « attrape-touristes » plutôt qu’une architecture sobre. Le plus souvent, pourtant, ses œuvres suscitaient un sentiment d’ouverture et de joie – des édifices semblant perpétuellement en devenir, comme s’ils cherchaient encore leur forme ultime.
« Frank restera à jamais dans nos mémoires comme un ami précieux, un partenaire visionnaire et une étoile dans ma vie, confie Maja Hoffmann, présidente de la Fondation LUMA Arles (dont la tour aux panneaux d’acier irréguliers, achevée en 2021, s’inspire des touches de peinture de Van Gogh). Il était un architecte extraordinaire, mais plus encore : une âme sœur, un modèle de générosité et une source d’inspiration. »
