Pour sa troisième excursion hors les murs, après Marseille et Dakar, le 19M s’est installé à Tokyo, au 52e étage de la Mori Tower du 30 septembre au 20 octobre 2025. Dans le même bâtiment du quartier de Roppongi Hills, le Mori Art Museum accueille une exposition consacrée à l’architecte Sou Fujimoto, concepteur du Grand Anneau – la plus grande structure en bois jamais construite –, emblème de l’Expo 2025 d’Osaka. Implantée à Paris, son agence compte parmi les cinq groupements finalistes du concours international d’architecture pour le projet « Louvre – Nouvelle Renaissance ». Un exemple, parmi tant d’autres, des liens entre l’Hexagone et le pays du Soleil-Levant, qui ont en partage une certaine idée de la perfection et du beau – fût-il « toujours bizarre », selon la définition de Charles Baudelaire. Cette culture d’excellence dans les domaines de l’architecture, du design ou de la gastronomie s’illustre à merveille dans les métiers d’art.
Fondé par Chanel en 2021 à Aubervilliers, le 19M réunit 11 maisons d’art et près de 700 artisans et experts des univers de la mode et de la décoration. Cette exposition tokyoïte de la Galerie du 19M – « un espace dédié à la préservation, à la transmission et à la valorisation des métiers d’art à travers une programmation pluridisciplinaire mettant à l’honneur les scènes créatives émergentes », selon ses propres termes – marque un nouveau jalon dans une histoire d’admiration mutuelle et d’inspiration partagée entre Chanel et le Japon, dont l’esthétique a imprégné de nombreuses collections. La maison de haute couture française y a organisé son premier défilé de mode en 1978 et a tenu sa première exposition des métiers d’art à l’étranger dans le flagship du quartier chic de Ginza, à Tokyo, en 2004.
La Galerie du 19M proposait un parcours en trois chapitres : « Le Festival », une installation monumentale, conçue par l’agence ATTA – Atelier Tsuyoshi Tane Architects, mettant en valeur le savoir-faire d’exception des maisons d’art ; l’exposition immersive « Beyond Our Horizons » (Au-delà de nos horizons), rassemblant près de 30 artisans et artistes japonais et français ; enfin « Lesage, 100 ans de mode et de décoration », une rétrospective pour le centenaire de la maison de broderie et de tissage, dévoilant quelques-unes de ses créations les plus emblématiques – des robes signées Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, Karl Lagerfeld chez Chanel, des costumes de gala de danseurs étoiles de l’Opéra de Paris ou l’habit d’académicienne de la chorégraphe Blanca Li. Les visiteurs pouvaient en outre y découvrir une œuvre sibylline de la plasticienne Jeanne Vicérial, en résidence en 2024 à la Villa Kujoyama, à Kyoto, en collaboration avec Hubert Barrère, le directeur artistique de la maison Lesage.
« Le Japon occupe une place unique et précieuse dans l’histoire de Chanel et du 19M, a rappelé Bruno Pavlovsky, président des deux structures. Nous sommes unis par notre respect du geste et du savoir-faire, notre recherche de la patience et de la précision, notre attention aux matières et au temps, ainsi que notre engagement pour la transmission d’un patrimoine vivant aux générations futures. »
Le commissariat de « Beyond Our Horizons » a été confié à un comité éditorial composé de cinq personnalités du monde de la culture : Momoko Andō (réalisatrice), Yoichi Nishio (rédacteur en chef du magazine de design de référence Casa BRUTUS), Shinichiro Ogata (designer et architecte pluridisciplinaire), Kayo Tokuda (créatrice de WATER AND ART en 2014, précédemment directrice du département de conservation au Chichū Art Museum et conservatrice en chef au Teshima Art Museum, qu’elle a contribué à créer, au sein du Benesse Art Site Naoshima) et Aska Yamashita (directrice artistique de l’Atelier Montex). L’exposition a amplement tenu la promesse de son titre au fil d’un parcours d’œuvres remarquables, fruits de ce dialogue franco-japonais au sommet.
Dans la section intitulée « Les Ateliers », la collaboration entre l’Atelier Montex et Eiraku Zengoro a donné naissance à des pièces d’un extrême raffinement. « Notre longue tradition familiale de potiers a été transmise de génération en génération, mais dans une logique d’innovation plutôt que de préservation, confiait ce chef de la 18e génération d’une prestigieuse lignée de céramistes de Kyoto, reconnue comme l’une des Senke Jissoku, les dix familles d’artisans au service des trois écoles de la cérémonie du thé de la maison Sen. Chaque génération a fait face à des défis, et c’est ce que j’ai fait à mon tour pour cette proposition, avec une grande liberté de création. »
Il détaillait ainsi son approche : « Pour la première fois, je devais travailler avec des broderies sur de la céramique. La nouveauté a consisté à concevoir un objet d’art avec différents matériaux. Avec l’Atelier Montex, nous avons utilisé l’IA pour imaginer un collage sur le bol. Lorsque j’ai vu la photographie du projet avec cette transparence, j’ai été très intéressé. Je présente aussi deux petites figurines, dans lesquelles on peut placer de l’encens, appelées kōgō et employées lors de la cérémonie du thé. » Plus loin, un paravent en papier karakami confectionné par Koh Kado, Yukio Fujita et Yasuyuki Kanazawa reprenait, avec une infinie délicatesse, des motifs floraux de la maison Lemarié.

Vue du « Rendez-vous » sur Tokyo dans l'exposition « Beyond Our Horizons ». Courtesy du 19M. Photo : Clarisse Aïn
« Le Rendez-vous », offrant un panorama spectaculaire sur la densité urbaine de la capitale nippone, proposait, en déambulant déchaussé sur les tatamis conçus par Takamuro Tatami Kogyosho et Lesage, de découvrir les nuages ondulants du sculpteur Yoshiki Masuda, en collaboration avec Goossens. Dans la section « La Forêt », Harumi Klossowska de Rola, fille du peintre Balthus et de Setsuko Ideta, exposait un cerf sculpté, réalisé avec la même maison, laquelle avait pareillement inspiré la sculptrice sur textile Simone Pheulpin, côtoyant des sculptures de Clara Imbert créées avec Morihisa Suzuki. Par le biais du 19M, cette dernière a été mise en contact avec le fondeur japonais, héritier de la tradition ancestrale du nambu tekki. De leur rencontre sont nés trois Artefacts, présentés au sein de troncs d’arbres élancés conçus par Shuji Nakagawa. « Ce projet a été très émouvant, pour l’un comme pour l’autre, se souvient l’artiste, en résidence à POUSH, à Aubervilliers. C’était la première fois que Morihisa Suzuki collaborait avec un artiste, de surcroît une femme. Or, le travail du métal est plutôt perçu comme un métier d’homme. Il m’a dit : “Je te donne les ingrédients, et tu choisiras la recette.” » Elle reprend : « Ces objets sont très délicats, comme des petits trésors, des totems. J’ai fait des dessins, nous avons trouvé un équilibre entre nos savoir-faire respectifs sur une même matière, mais avec des approches totalement différentes, ce qui était très intéressant. » « Cela a changé ma manière d’appréhender la durée nécessaire pour réaliser une pièce, souligne- t-elle. J’ai pris plus de temps, fait beaucoup d’essais. Cela pose également des questions : à quel moment l’objet d’artisanat devient-il de l’art contemporain ? Est-ce l’usage que l’on en fait ? » Puis de conclure : « J’aime me surprendre, et cette expérience passionnante nourrit mon travail. Humainement, c’était aussi très riche. Cela nous a ouvert l’esprit mutuellement. Nous étions en confiance dès le début et sommes contents tous les deux du résultat. J’espère avoir bien représenté nos deux univers. J’apprécierais de visiter son atelier dans le nord du Japon pour prolonger peut-être l’aventure dans le futur. »

Une création signée konomad (Tomihiro Kono et Sayaka Maruyama) avec l’Atelier Montex, Goossens, Lemarié et la maison Michel. Photo : Satoshi Nagare
D’autres pièces marquantes étaient à découvrir dans cette exposition : un pan du grand rideau de scène graphique conçu par Xavier Veilhan avec l’Atelier Montex pour le théâtre Kabuki-za, à Tokyo ; le triptyque de sculptures Tako Tsubo, qui désigne en japonais le syndrome des cœurs brisés, de Pauline Guerrier (également en résidence à POUSH), avec la collaboration du parurier Desrues ; ou encore, dans la section « La Magie » de ce village créatif, les très baroques « perruques » signées konomad (Tomihiro Kono et Sayaka Maruyama) avec l’Atelier Montex, Goossens, Lemarié et la maison Michel.

Snow Fall Dress, collaboration entre A.A.Murakami, Lesage et Paloma. Courtesy du 19M. Photo : Clarisse Aïn
Cerise sur le wagashi : un fantôme de tweed d’où coulaient des bulles, baptisé Snow Fall Dress, évoquant le mont Fuji dans un jardin zen sous une lumière de clair de lune – une pièce étrange et poétique scellant les noces de l’art de l’imperfection, cher au concept du Wabi-sabi, et du Shogyō Mujō, l’impermanence, tout droit sortie de l’imagination débridée du duo A.A.Murakami, en collaboration avec Lesage et Paloma.
« On n’est jamais trop moderne », disait Gabrielle Chanel. La modernité se nourrit ici de tradition. Comme le résume parfaitement Shinichiro Ogata, esthète ambassadeur de l’art de vivre et du savoir-faire nippon, qui possède plusieurs adresses dans l’Archipel et a ouvert un vaste espace dans un hôtel particulier du Marais, à Paris : « Dans un monde où les compétences traditionnelles disparaissent et où le paysage de l’artisanat subit de profonds changements, les initiatives du 19M – qui se consacre à la préservation et à la transmission de ces techniques ancestrales en concevant un lieu où les artisans peuvent se réunir, développer les générations futures et poursuivre la création durable – sont d’une grande importance. » « Leur philosophie fait écho à la mission qui m’est chère. Grâce aux échanges entre artisans français et japonais présentés dans cette exposition, j’espère de tout cœur qu’un esprit d’artisanat ancré dans le respect mutuel prendra racine et qu’un nouvel héritage culturel verra le jour », plaide-t-il.
Après Tokyo, la Galerie du 19M accueillera « Beyond Our Horizons » en janvier 2026, dans un format inédit. Une autre mise en lumière des savoir-faire du pays de l’Éloge de l’ombre, continuant de tisser des liens entre deux cultures à la fois si lointaines et si proches.
