C’est une petite peinture de sous-bois des années 1930, une succession de troncs avec des nuages à l’arrière-plan signée par un illustre inconnu, « Arthur ». Mine de rien, elle m’a accompagnée dans tous mes déménagements, de la Belgique à la France, en passant par la Suisse et le Canada [Luce Lebart a été directrice de l’Institut canadien de la photographie de 2016 à 2018]. C’est un rebut, et pourtant j’y suis restée fidèle. J’habitais à l’époque place du Jeu-de-Balle, à Bruxelles, juste au-dessus du marché aux puces. Je l’ai « sauvée » à la dernière limite, durant ce moment particulier entre le départ des marchands, lesquels abandonnent sur la chaussée tout ce qu’ils ne veulent plus reprendre, et le passage, quelques minutes plus tard, de l’équipe de nettoyage. C’est une situation à laquelle j’ai eu affaire régulièrement par la suite, face à des fonds d’archives photographiques presque sauvés de la poubelle, de l’incinérateur ou de la déchetterie.
Les indices oubliés de la construction de l'Histoire
Je reconnais sur cette toile ce que j’ai vécu en Belgique. Le musée royal d’Art ancien [aujourd’hui musée Oldmasters], à Bruxelles, qui reliait la ville d’en bas et celle d’en haut, était gratuit pour tous. Quand on a 20 ans et qu’on cherche son chemin, aller voir des œuvres au musée était un luxe génial. Ce petit tableau a aussi pour moi un caractère très belge, lié à la lumière, à la nuit, à la lumière dans la nuit, légèrement surréaliste, et en même temps très poétique en raison de sa naïveté. J’y retrouve également mon attachement pour les forêts, en particulier celle des Trois Pignons, à côté de Fontainebleau (Seine-et-Marne) – et mon obsession pour les champignons ! J’aime particulièrement me promener en forêt, surtout à l’aube ou à la tombée de la nuit. Et puis cette forêt a été célébrée au XIXe siècle, c’est un lieu tellement important dans l’histoire des représentations en peinture comme en photographie.
En raison de mes activités de recherche, j’ai toujours été nomade, en France comme à l’étranger, tout en ayant un point fixe, un pied à terre, à Paris. Pour autant, après des études à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, c’est à Montpellier que j’ai démarré ma carrière comme responsable des fonds figurés des archives départementales de l’Hérault – autrement dit, les cartes, les plans, les estampes, les dessins et les photographies bien sûr... J’y ai énormément appris. Mais je souhaitais m’investir plus spécifiquement dans le champ photographique, et j’ai eu la magnifique opportunité, en 2011, de diriger les collections de la Société française de photographie [SFP], à Paris. J’y ai trouvé ce qui me plaît le plus : d’une part la recherche, d’autre part la réalisation d’expositions ou de publications. Grâce à une jeune stagiaire colombienne qui s’intéressait à la construction de la postérité en sociologie, je me suis rendu compte que la SFP avait joué un rôle déterminant dans la construction d’une histoire française de la photographie, une histoire qui est essentiellement l’affaire d’hommes. [sur le sujet : Luce Lebart et Marie Robert, Histoire mondiale des femmes photographes, Paris, Textuel, 2020, rassemblant 300 femmes photographes et 160 auteures du monde entier].

Arthur, sans titre, s.d.
Courtesy de Luce Lebart
La poursuite des nuages
J’ai toujours avancé, j’ai toujours été guidée, au fil de mes déplacements, d’une aventure à l’autre, d’une collection photographique à l’autre, d’un musée à un festival, par des désirs de recherches et de contenus, par amour de l’art et de la photographie. À Bruxelles, au tout début, j’ai été très gentiment accueillie par l’Observatoire royal de Belgique, lequel m’a donné libre accès à ses archives. À cette époque, j’étais déjà obnubilée par les clichés de nuages du photographe, galeriste et éditeur américain Alfred Stieglitz qui les a documentés pendant vingt ans [la série Equivalent, 1922-1935, notamment]. C’est une œuvre avec laquelle j’avance main dans la main. Ces images et leurs imaginaires sont toujours avec moi. J’avais l’intuition qu’il y avait sans doute eu des photographies scientifiques et documentaires de nuages prises en masse par des météorologistes ou des pilotes avant Alfred Stieglitz ou en son temps. Même si beaucoup d’entre elles, produites dans un but d’analyse, de mesure ou de communication, n’ont malheureusement pas été conservées.
Puis, bien plus tard, j’ai eu la surprise et la joie d’en découvrir dans la collection d’Archives of Modern Conflict [AMC], à Londres, la plus importante collection de photographies vernaculaires au monde. Cela a aussi été un choc de pouvoir contempler « en vrai » des œuvres, peintures ou dessins, que je ne connaissais qu’en reproduction. Avec AMC, on peut vraiment dire que nous nous sommes rencontrés avec et parmi les nuages, autour de cette passion commune. Nous avons réalisé plusieurs grandes expositions sur le ciel, en faisant notamment dialoguer des prises de vue et des études du peintre anglais John Constable. J’achève actuellement un livre [Cloud Stories. Histoires de nuages, à paraître en mars 2026, coédité par Archives of Modern Conflict et Atelier EXB], fruit de plusieurs années de travail, racontant en vingt chapitres autant d’aventures de photographies de nuages, que ces dernières soient produites par des météorologistes, des pilotes d’avion, des artistes autodidactes ou des photographes amateurs de différents pays et dans divers contextes...
Le cœur de ce que j’aime faire, c’est d’activer l’archive, et pour cela, la mettre en vibration en la présentant en écho à des œuvres de tout registre, d’hier comme d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs à la SFP que j’ai rencontré pour la première fois des pratiques plus contemporaines de la photographie, en accueillant des artistes dans la collection. C’est ce que je retrouve à Fotografia Europea [elle y est commissaire associée], Festival thématique dédié à la photographie émergente qui a lieu chaque printemps à Reggio d’Émilie, en Italie.
