Le 14 mai 1948, Israël proclamait son indépendance au Musée d’Art de Tel-Aviv. Un peu plus de 75 ans plus tard, cette même institution a figuré parmi les nombreuses à travers le pays qui se sont efforcées de protéger leurs collections à la suite des attaques du 7 octobre 2023 – la journée la plus meurtrière de l’histoire d’Israël.
Ces attaques, suivies de la guerre menée depuis deux ans par Israël contre le Hamas à Gaza, se sont accompagnées d’un « silence assourdissant » du monde de l’art, déplore Tania Coen-Uzzielli, directrice du Musée d’Art de Tel-Aviv depuis 2019. « La plupart de nos collaborations internationales ont été suspendues, reportées ou annulées », confie-t-elle à The Art Newspaper.
Le musée s’est forgé une réputation d’engagement civique et politique – une orientation que ses précédents directeurs n’avaient pas prise mais qui est désormais encouragée par la municipalité, dont il dépend, souligne Tania Coen-Uzzielli. L’institution avait d’ailleurs partiellement fermé ses portes lors de la « journée de paralysie » de mars 2023, quand des manifestants avaient organisé à Tel-Aviv une série d’actions pour protester contre la réforme judiciaire du Premier ministre Benjamin Netanyahou. Le musée a également pris publiquement position pour appeler à la fin de la guerre et des souffrances à Gaza.
Tania Coen-Uzzielli se dit prise en étau entre les critiques venues de la droite israélienne et celles du monde de l’art, plus marqué à gauche, alors même qu’elle s’attache à mettre en avant des artistes arabes et à attirer de nouveaux publics grâce au programme « Le musée d’Art de Tel-Aviv parle arabe ».
« Au Musée d’Art de Tel-Aviv, nous pouvons parler de la douleur de l’autre comme de la nôtre, et chercher à les faire coexister, explique-t-elle. J’ai le sentiment que cela a été totalement incompris. »

Tania Coen-Uzzielli, directrice du Musée d’Art de Tel-Aviv. Photo © Hadas Parush
Selon Tania Coen-Uzzielli, les critiques visent souvent les Israéliens dans leur ensemble plutôt que le gouvernement. « C’est ce que je tiens à rappeler à mes collègues, dit-elle. Israël demeure une démocratie. »
À un peu plus d’un kilomètre et demi de là, le musée de la Ville de Tel-Aviv-Yafo a inauguré en septembre 2023 son nouveau bâtiment – l’ancien Hôtel de Ville – en présence du maire, et devait ouvrir au public en octobre. Après l’attaque du Hamas, l’institution s’est rapidement recentrée sur la documentation du quotidien de la ville en temps de guerre et sur le soutien aux artistes confrontés à des difficultés économiques ou personnelles, raconte Michal Baharav Uzrad, sa directrice et conservatrice en chef, à The Art Newspaper.
« Ces projets ont permis au musée d’assumer pleinement son rôle citoyen à un moment où la vie culturelle ordinaire était profondément bouleversée », affirme-t-elle. « Diriger un musée après le 7 octobre, explique-t-elle, a consisté à trouver un équilibre entre la résilience et le deuil, à travailler dans l’ombre d’un traumatisme national. » Des missiles iraniens ont endommagé le bâtiment historique du musée l’an dernier. « Nous souhaitons que nos collègues à l’étranger comprennent que maintenir un musée municipal ouvert dans de telles circonstances est à la fois un acte de responsabilité et un geste d’espoir, poursuit-elle. Malheureusement, nous n’avons reçu aucun soutien direct de la part de nos homologues internationaux depuis le 7 octobre. » Elle espère qu’à la fin de la guerre et au retour des otages, « dans un avenir proche », le musée pourra retisser ses liens internationaux.
À Jérusalem, à environ 65 kilomètres de là, la Bibliothèque nationale d’Israël s’apprêtait à fêter son nouveau bâtiment de onze étages, par des galas et des inaugurations officielles prévus pour le 17 octobre 2023. Mais dès le 7 octobre, les conservateurs et les responsables ont décroché l’exposition permanente et placé manuscrits, livres rares, partitions musicales et archives dans des coffres sécurisés, rapporte une porte-parole de l’institution à The Art Newspaper.

La Bibliothèque nationale d’Israël, à Jérusalem. Photo © Rex Wholster
La bibliothèque a fait un « acte de foi » en ouvrant ses salles de lecture le 29 octobre 2023. À la mi-novembre de la même année, l’établissement – dont les collections comptent plusieurs millions de pièces – a inauguré son exposition permanente, d’abord constituée de fac-similés. Les originaux y ont été ajoutés le mois suivant, à temps pour Hanoucca.
Lorsque l’Iran a attaqué Israël en avril puis en octobre 2024, le personnel de la bibliothèque a de nouveau retiré et mis à l’abri les œuvres et objets les plus précieux. En novembre, ils étaient de retour dans les vitrines, avant d’être une fois encore déplacés vers les réserves le 13 juin 2025, lorsque Israël a lancé une offensive contre l’Iran.
À moins d’un kilomètre de là, Suzanne Landau a pris ses fonctions de directrice du Musée d’Israël – le plus grand du pays, fort de près d’un demi-million d’objets – le 9 septembre 2023. Trois semaines seulement après son arrivée, elle préparait une exposition conjointe avec l’Albertina de Vienne, consacrée à Egon Schiele, Gustav Klimt et Oskar Kokoschka, prévue pour 2024. Le 7 octobre, en fin d’après-midi, le personnel a transféré les manuscrits de la mer Morte [les plus anciens textes bibliques connus au monde], « notre trésor absolu », vers des espaces de conservation sécurisés, raconte Suzanne Landau à The Art Newspaper.
Dès le lendemain, les œuvres majeures des trois départements du musée – beaux-arts, judaïca et archéologie – avaient été mises à l’abri. En revanche, deux prêts du British Museum n’ont pu être déplacés que le 9 octobre, après le feu vert de l’institution londonienne. « Nous avons été très touchés, confie Suzanne Landau, que le British Museum nous dise avant tout : "Assurez-vous que votre personnel soit en sécurité". »
Depuis, la coopération internationale s’est avérée particulièrement difficile. « Nous vivons, en réalité, dans un isolement total. Je ne demande même plus de prêts : je ne veux pas placer [qui que ce soit] dans une situation délicate, explique-t-elle. Le pays est en guerre – comment pourrais-je seulement leur demander ? »
Le 12 juin, le Musée d’Israël a célébré son 60ᵉ anniversaire lors d’un événement qui a attiré plus de 7 000 visiteurs, dont les derniers sont partis aux alentours de 1 heure du matin. À 3 heures, le personnel recevait une alerte annonçant l’attaque israélienne contre l’Iran ; dès 5 h 30, les équipes commençaient à transférer les œuvres vers les réserves.
Privé de collaborations internationales, le musée a dû se réinventer, en portant sur ses collections un regard « neuf et approfondi », explique Suzanne Landau. À l’instar du Musée d’Art de Tel-Aviv, il a également présenté une partie de ses collections à des enfants déplacés à cause de la guerre et s’est transformé en lieu d’art-thérapie pour des personnes souffrant de troubles post-traumatiques. Suzanne Landau estime qu’après la guerre, il sera plus facile de rétablir des relations normales avec les musées étrangers.
Élevée au sein de la communauté juive d’Italie, Tania Coen-Uzzielli pensait depuis longtemps que l’antisémitisme avait en grande partie disparu. « Aujourd’hui, je crois qu’un des phénomènes les plus préoccupants est la manière dont la critique d’Israël se confond souvent avec l’antisémitisme, confie-t-elle à The Art Newspaper. Depuis le 7 octobre, j’ai parfois le sentiment que l’antisémitisme refait surface – ou peut-être a-t-il toujours été là, et que je ne voulais simplement pas le voir. »
