L’invasion de l’Ukraine décidée par le président russe Vladimir Poutine le 24 février a déclenché une onde de choc mondiale dont les répercussions ne cessent depuis de s’amplifier. Alors que les chars de l’armée russe progressent vers Kiev, la capitale, la Russie se retrouve isolée, mise au ban des nations, visée par des sanctions économiques sans précédent par les pays occidentaux qui appellent à un cessez-le-feu immédiat.
Dans le bras de fer qui s’est engagé avec le pouvoir russe dans cette crise ukrainienne, de nombreux acteurs du monde de la culture – en Russie comme à l’étranger – ont pris position, condamnant cette agression militaire au cœur de l’Europe. Dès le 25 février, l’artiste islandais Ragnar Kjartansson a interrompu ses performances au GES-2, l’espace culturel inauguré en décembre près du Kremlin et vitrine de la Fondation V-A-C de Leonid Mikhelson, un milliardaire proche de Vladimir Poutine.
Le lendemain, le Garage Museum of Contemporary Art, également à Moscou, a annoncé « arrêter toutes les expositions jusqu’à ce que la tragédie humaine et politique qui se déroule en Ukraine ait cessé. ». Son directeur, Anton Belov, est l’un des signataires de l’une des pétitions antiguerre lancées par des personnalités du monde de la culture.
Le commissaire lituanien, Raimundas Malašauskas, et les artistes russes Alexandra Sukhareva et Kirill Savchenkov ont quant à eux déclaré qu’ils se retiraient du pavillon russe, financé par le gouvernement du pays, à la prochaine Biennale de Venise. « Il n’y a plus rien à dire, il n’y a pas de place pour l’art quand les civils meurent sous le feu des missiles, quand les citoyens ukrainiens se cachent dans des abris, quand les manifestants russes se font réduire au silence », a posté Savchenkov sur Instagram.
À l’étranger, dans le domaine culturel comme dans le sport et la sphère économique, les réactions, les appels aux boycotts et les mesures de rétorsion se sont multipliés afin d’accentuer la pression sur le Kremlin. Dernièrement, Walter Smerling, président de la fondation allemande Stiftung für Kunst und Kultur e.V., basée à Bonn, a demandé à la galerie Tretiakov à Moscou de fermer l’exposition conjointe « Diversity United », qui offre un panorama de la création actuelle à travers les œuvres de 90 artistes issus de 34 pays, et dont le premier volet avait été inauguré à Tempelhof, à Berlin, en juin 2021.
Dans ce contexte de tensions diplomatiques rappelant les heures les plus sombres de la Guerre froide, plusieurs expositions en cours ou planifiées sont sous le feu des projecteurs. Parmi elles, « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris – pour la première fois montrée hors de Russie : plus de deux cents chefs-d’œuvre rassemblés au tournant du XXe siècle par les frères Mikhaïl et Ivan Morozov, principalement prêtés par trois musées russes, le musée de l’Ermitage à Saint- Pétersbourg, le musée des beaux-arts Pouchkine et la Galerie Tretiakov à Moscou. Lors de son inauguration en grande pompe, en septembre 2021, ses organisateurs ne cachaient pas leur ambition d’égaler, voire dépasser le record de fréquentation de l’exposition de la collection Chtchoukine, déjà organisée par la même fondation privée au sein du vaisseau conçu par l’architecte Frank Gehry à la lisière du bois de Boulogne, et qui avait attiré 1,29 million de visiteurs en 2016-2017.
Dans son texte de préface au catalogue de l’exposition « Morozov », Emmanuel Macron écrit : « C’est pour la France un honneur d’être le lieu de sa première résurrection à l’étranger, preuve que nos contemporains empruntent toujours, un siècle plus tard, ces ponts qu’artistes et amoureux des arts ont bâti entre nos pays. » Le texte de Vladimir Poutine n’est pas moins élogieux : « Des événements si significatifs dans le domaine de la culture et de l’art, rapprochant symboliquement la Russie et la France, confortent la traditionnelle relation spéciale entre nos pays et contribuent indubitablement à la poursuite du développement des liens culturels bilatéraux ». Depuis, un rideau de fer est tombé entre l’État russe et les alliés occidentaux. L’invasion de l’Ukraine a douché l’enthousiasme entourant cet événement, tant artistique que marqué du sceau de la diplomatie culturelle.
Depuis l’attaque russe, des voix s’élèvent, appelant à la fermeture de l’exposition, voire à geler la collection Morozov sur le sol hexagonal. Prolongée jusqu’au 3 avril, elle devait initialement prendre fin le 22 février et a déjà accueilli un million de visiteurs. Les créneaux de réservation pour le mois de mars sont quasi-complets, soit quelque 200 000 billets supplémentaires. Pour l’heure, ni l’entrée de l’exposition ni son site Internet ne condamnent l’invasion de l’Ukraine.
La question épineuse est aussi posée du retour des œuvres en Russie. Transportés jusqu’à Paris par convois routiers, les Monet, Bonnard, Matisse, Gauguin, Cézanne et autres Picasso doivent repartir en Russie « au mois d’avril », selon la fondation, « dans l’impossibilité de fournir plus de précisions à ce stade », rapportait l’AFP le 25 février. Dans cette même dépêche, la fondation de Bernard Arnault, président de LVMH, dont les intérêts sont très présents en Russie, déclarait : « Nous sommes inquiets de manière générale face à ce conflit en Europe, une situation totalement inédite dont on ne connaît pas l’évolution. Nous répondrons aux exigences de la situation. » La sécurité du site a été renforcée.
Interrogée sur la saisie possible des œuvres dans le cadre des sanctions occidentales, la Fondation Louis-Vuitton fait valoir que, « comme pour tout prêt majeur d’œuvres d’art, la collection est protégée par un arrêté d’insaisissabilité ». De fait, « selon la loi en vigueur depuis le 10 août 1994, l’État français ne peut placer sous séquestre ces toiles, pastels et sculptures car ils relèvent d’institutions publiques étrangères », a précisé l’avocat Olivier de Baecque, spécialiste en droit de l’art, dans un article du Figaro paru le 25 février sous le titre : « L’État français peut-il confisquer la collection Morozov ? », qui ajoute : « comme c’est le cas pour tout emprunt important d’œuvres venues de l’extérieur, un arrêté d’insaisissabilité a d’ailleurs été pris le 19 février 2021 par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères et la ministre de la Culture. » En raison de la prolongation de l’exposition, un arrêté complémentaire proroge ce dispositif. Le contrat de prêt expire le 6 avril. Un délai jusqu’au 15 mai aurait été prévu pour assurer le retour des œuvres. Sur le plan légal, la collection est protégée jusqu’à cette date.
Les tableaux pourraient-ils être immobilisés ensuite, leur rapatriement s’avérant délicat dans un tel contexte géopolitique, compte tenu de la fragilité des œuvres, de l’insécurité du transport, des montants astronomiques des assurances ? Autre scénario : une décision politique pourrait-elle différer le retour des chefs-d’œuvre en Russie, voire acter leur saisie sine die ? Cité par Le Figaro, Jean-Paul Claverie, conseiller spécial de Bernard Arnault, a commenté : « Je n’ai à l’heure où l’on parle reçu aucun appel de l’ambassade ni des musées russes. Je rappelle que notre responsabilité est la protection des œuvres. Nous veillerons donc comme convenu à leur retour jusqu’à leur musée. Si les conditions pour qu’elles voyagent en sécurité s’avèrent insuffisantes, nous attendrons ». Sollicitée, la fondation n’a pas souhaité répondre à The Art Newspaper pour actualiser sa position.
Dans sa newsletter envoyée hier, 2 mars, elle précise : « Concernant l’exposition de la collection Morozov à la Fondation Louis-Vuitton, face au conflit en Ukraine, nous continuons à accueillir les visiteurs français et étrangers. L'exposition restera ouverte comme annoncé jusqu'au 3 avril prochain. Nous veillons à assurer scrupuleusement la sécurité des œuvres dans le respect du cadre légal prévu jusqu'à leur retour dans leurs musées respectifs, dès que la situation le permettra à nouveau. »