Il n’a échappé à personne que, depuis le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019 et la crise sanitaire de 2020-2021, un certain nombre de Parisiens et d’habitants de la petite couronne ont découvert qu’il y avait une vie au-delà du périphérique et de la Francilienne, des territoires où des gens vivent bel et bien. Autre découverte tout aussi surprenante pour eux, ces territoires sont habités par 22 millions de personnes, soit un tiers des Français. La campagne, ce n’est donc pas forcément le vide. « Il n’y a pas de désert culturel » en milieu rural, mais il y a « une vitalité qui demande appui, reconnaissance et moyens », a soutenu, le 18 novembre 2025, Rachida Dati, ministre de la Culture depuis janvier 2024. Celle qui est également la maire du très chic 7e arrondissement de Paris a prononcé son discours sous les ors de la rue de Valois, devant une assemblée d’édiles ruraux qui se sont certainement sentis très fiers de ces égards. Et ce seize mois après l’adoption du Plan culture et ruralité, lequel vise à « susciter un nouvel élan de la vie culturelle des territoires ruraux ». Plan qui avait lui-même été précédé d’une grande concertation sur l’offre culturelle en zone rurale. Les artistes n’ont pas attendu cette dernière ni le plan de Madame la Ministre pour répondre à l’appel du vert.
Auvergne-Rhône-Alpes
Arrivé en 2010 dans la Drôme, Bastien Jousseaume a aménagé son atelier dans un ancien hangar agricole au creux de la vallée du Roubion. En 2019, il y a lancé Sillon, une Biennale d’art et des cultures, dans le but de créer du lien et de jeter des ponts entre les populations. C’est un parcours d’art joyeux et stimulant, éparpillé dans les rues du bourg de Dieulefit (3 200 habitants), ses galeries, lavoirs, églises, chapelles, et pimenté de rencontres, de visites d’ateliers et de randonnées. « L’événement a pour but d’amener les gens à faire société et à participer à un commun. Il n’y aura pas de bascule écologique sans bascule culturelle préalable », souligne le plasticien.
Lorsque Bastien Jousseaume s’est installé dans la région avec sa compagne, les néoruraux n’étaient pas légion – mis à part quelques heureux survivants des migrations soixante-huitardes. Ils ont été les précurseurs du mouvement de déplacement de la ville vers la campagne. La crise sanitaire a amplifié cette dynamique à Dieulefit, situé à 30 kilomètres de Montélimar. Depuis 2020, les habitants de cette petite ville, connue pour avoir accueilli par le passé des réfugiés de plusieurs pays fuyant le fascisme, le franquisme ou le nazisme, ont vu affluer un nouveau genre de migrants : des céramistes, designers, peintres, sculpteurs et musiciens.
Parmi eux, Adeline Cathelin, Parisienne jusqu’au bout des ongles et ancienne directrice des collections du Slip français, y a acquis une demeure en pleine pandémie, avant de fonder, en 2023, le studio mo-mo, qu’elle présente comme un laboratoire de création au service des professionnels de l’architecture, du design, de la décoration, mais aussi des particuliers. « Un grand nombre de jeunes gens se sont installés dans la région, des céramistes notamment, qui sont restés à Dieulefit après leur formation à la Maison de la céramique », raconte Adeline Cathelin, laquelle dit avoir été très bien accueillie sur ce territoire. En quête d’un « lieu où travailler la pierre », la sculptrice Audrey Guimard a posé ses valises en décembre 2024 sur ces terres qu’elle qualifie de « Triangle d’or » de l’artisanat d’art, en raison de ses nombreux verriers, bronziers, etc. « Ici, les espaces de travail sont beaucoup plus vastes et nettement moins onéreux. Il y a aussi une solidarité entre les artistes », souligne celle qui ouvre volontiers son atelier au public et propose des stages à l’attention des enfants.
Une autre initiative remarquable est l’association Campagne-Première, créée en 2018 dans l’Ain par Fanny Robin, historienne d’art, directrice artistique de la Fondation Bullukian à Lyon et commissaire d’exposition indépendante. Son objectif ? Favoriser les rapprochements entre art contemporain et ruralité autour d’un festival bisannuel. En 2024, Fanny Robin a conçu avec Marine Colli le programme Faites Campagne ! développé sur trois territoires pilotes : l’Ain, l’Auvergne et la Haute-Garonne. Il consiste en des résidences d’artistes installées dans des lycées agricoles et des écoles de la transition écologique. Trois heureuses élues, Blandine Berthelot, Léa Tissot et Elouen Bernard, sélectionnées parmi 190 candidats en juin 2025 par un jury mixte, sont en résidence de novembre 2025 à janvier 2026. Soixante ans après l’introduction par le ministre de l’Agriculture Edgard Pisani de l’art et de la culture dans les lycées agricoles, par l’intermédiaire d’un enseignement obligatoire d’éducation socioculturelle, Faites Campagne ! s’emploie, à son tour, « à faire de l’art un levier pour repenser les liens entre agriculture, jeunesse et territoire », sourit Fanny Robin.

Vue des sculptures en argile de Kevin Lips sur la terrasse du château du Domaine des Sources, Biennale Sillon, Dieulefit, octobre 2025.
© Kevin Lips. Courtesy de Sillon
Nouvelle-Aquitaine et Bretagne
Au mois d’août 2017, trois étudiants en fin de cursus aux Beaux-Arts de Paris se sont établis à Lacelle, une commune de Corrèze de 130 habitants située à une heure de route de Limoges et de Tulle. Ils se sont connus au printemps 2016 pendant le mouvement social Nuit debout, né dans le sillage de la contestation de la loi Travail. Leur collectif à géométrie variable a pris possession d’un bâtiment ancien dans le village. « Alors que nous cherchions un endroit où nous installer, nous avons constaté qu’ici l’immobilier n’était pas cher, le lieu accueillant et l’énergie positive », se rappelle Olga Boudin, l’une d’entre eux. Celle-ci vit toujours à Lacelle où elle est demeurée artiste, contrairement à plusieurs de ses condisciples qui ont bifurqué vers d’autres horizons, la viticulture notamment. Olga Boudin peint, enseigne à l’École européenne supérieure de l’image, à Angoulême, et dirige Hourra, une petite maison d’édition qu’elle a créée en 2019 et qui publie de la poésie et des écrits sur l’art, à raison d’un ou deux ouvrages par an. « Je fais partie d’un collectif d’une vingtaine de personnes qui comprend entre autres six artistes, des architectes et des interprètes, qui ont tous choisi de quitter la grande ville », explique-t-elle.
Il en est de même pour Sam Basu qui a délaissé Londres pour s’implanter à Treignac (1 250 habitants), en Corrèze, où il organise, depuis 2007, des expositions d’arts plastiques dans une ancienne filature immense plantée sur les bords de la Vézère. Il continue de louer son appartement londonien pour subvenir à ses besoins et suppléer à la difficulté de vivre de son métier d’artiste en milieu rural. Le Britannique constate, lui aussi, une accélération depuis 2020 des installations d’artistes quittant Toulouse, Strasbourg ou Paris pour bâtir leur avenir dans le Limousin. « La plupart exercent un second travail en parallèle, dans l’enseignement le plus souvent. Mais le coût de la vie est tellement moins cher ici que nous n’avons pas de raison de nous tuer à la tâche pour bien vivre », lance-t-il.
Sur le plateau de Millevaches, comme dans la Drôme ou encore en Bretagne, à Douarnenez et ses alentours, où se sont établies des dizaines d’artistes, on observe que ces derniers contribuent à la vitalité et au dynamisme des territoires. En 2021, par exemple, Lucie Baumann et Tony Regazzoni, ont ouvert le café associatif Marylène à Plougasnou (3 035 habitants), dans le Finistère, où ils organisent des événements culturels et des expositions. « Les villes se désengorgent des personnes qui ont le luxe de pouvoir partir travailler en indépendant », glisse Florence Doléac, une designeuse, Douarneniste depuis dix-huit ans, qui pilote à distance le programme de recherche-création Design des mondes littoraux de l’École des arts décoratifs – PSL. Autant d’initiatives qui réenchantent la vie dans le monde rural.
