Ses défilés sont des marqueurs de leur époque, et ses collections des manifestes que certains trouvent transgressifs et inconvenants, quand d’autres les arborent comme les signes de reconnaissance d’une tribu quasi mystique. Aujourd’hui installé entre le Lido de Venise et la place du Palais-Bourbon à Paris, Ricardo Saturnino Owens, dit Rick Owens (né en 1962), a grandi dans une toute petite ville agricole, Porterville, située au pied de la Sierra Nevada, non loin du Sequoia National Park et de la Death Valley, en Californie. Son père, travailleur social, est d’origine anglo-saxonne ; sa mère, maîtresse d’école, est mexicaine. Une double culture qui marque toute son existence et ses créations : d’un côté, la rigueur et l’ascétisme comme principes ;de l’autre, une fascination fortement ritualisée pour le sacré comme pour le profane, où le baroque le dispute à la décadence.
UN PARCOURS CLASSIQUE
Sitôt sorti des études supérieures, Rick Owens déménage en 1981 à Los Angeles afin de suivre l’enseignement en peinture de l’Otis College of Art and Design. Il fréquente les figures les plus emblématiques de la contre-culture californienne et de la performance corporelle comme Ron Athey, Bruce LaBruce ou Rick Castro – également styliste, cinéaste et photographe, assistant de George Hurrell, Herb Ritts et Joel-Peter Witkin. Assez vite, il s’inscrit aux cours en patronage industriel qui lui permettent de travailler facilement pour les petits ateliers de confection. Il en garde une pratique de coupe directrice sans passer par le dessin. La structure d’une silhouette, son allure, sa matière, sa texture et sa couleur sont ainsi primordiales à ses yeux. Pour autant, dans sa manière de mettre en scène l’apparence et le sens d’un vêtement, il met en évidence le lien essentiel entre la mode et le contexte politique et social, défendant le rôle culturel de tout créateur.
En 1987, par l’intermédiaire de Rick Castro, Rick Owens fait la connaissance de la Française Michèle Lamy, ancienne avocate reconvertie dans la mode et propriétaire du célèbre Café des artistes. Comme elle l’avait fait auparavant pour Rick Castro – dont elle a exposé les photographies dans sa première boutique sur West Hollywood,Too Soonto Know, puis qu’elle a embauché pour sa collection de vêtements pour hommes Lamy Men –, elle prend sous son aile Rick Owens, le guérit de ses excès, puis lui confie la direction de sa ligne haut de gamme Shi Shi. En 1992, le styliste crée son propre label, lequel sera vendu en exclusivité chez Charles Gallay, un des diffuseurs les plus réputés de Beverly Hills, auquel on doit le succès américain de Karl Lagerfeld, d’Azzedine Alaïa ou de Yohji Yamamoto. Kate Moss devient l’une de ses premières ambassadrices, suivie par Courtney Love et Madonna. En 2002, il présente son premier défilé à New York, avec le soutien de la papesse de la mode Anna Wintour, laquelle publie dans Vogue USA des photographies de sa muse Kembra Pfahler signées par Annie Leibovitz. Ce succès indéniable n’empêche pas le créateur de déménager sa maison à Paris en 2004 et de faire produire ses collections à Concordia, petite ville d’Émilie-Romagne, en Italie.

Essayages pour la collection hommes « Babel », printemps-éte 2019, Paris, Palais Bourbon, 2018. Photo Owenscorp
UNE ÉGÉRIE EXCENTRIQUE
Jouant avec le conservatisme tant de la société américaine que du milieu de la mode, l’indomptable Rick Owens n’a cessé, pendant près de vingt-cinq ans, de contester les conventions établies. Ce qui vaut à ses défilés d’être des événements où tout est réglé au millimètre : l’atmosphère générale, la collection, son titre, les mannequins, le lieu, la bande-son, la lumière… Lors de son défilé Femme printemps-été 2014, « Vicious », il invite ainsi des danseuses africaines-américaines de stepping (une danse percussive utilisant le corps et la voix) à se produire sur scène. Noires, métisses, rondes, musclées, elles sont l’antithèse vivante des mannequins d’alors à l’allure rigide et inexpressive. À l’automne-hiver 2015, avec la collection pour Homme « Sphinx », présentée au Palais de Tokyo, à Paris, il bouscule un autre tabou, avec des tenues laissant apercevoir le sexe des mannequins, à l’instar, quant à la nudité féminine, d’Yves Saint Laurent et ses blouses de soie transparentes. La saison suivante, inspirée par une photographie du performeur australien Leigh Bowery, portant, grâce à un harnais, sa femme Nicola Bateman, il demande à des duos de gymnastes d’effectuer des portés, afin de souligner leur force et la solidarité entre femmes.
Le palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris, possède l’une des collections publiques les plus importantes et les plus complètes de Rick Owens. Toutefois, cette exposition intitulée « Temple of Love », placée sous le commissariat averti d’Alexandre Samson et sous la direction artistique du créateur de mode, n’est pas qu’une simple rétrospective d’une centaine de ses silhouettes les plus emblématiques, c’est une véritable plongée dans son univers : il livre sa chambre-atelier ; ses films cultes, de Cecil B. DeMille à Sergueï Eisenstein ; ainsi que ses œuvres d’art d’élection comme celles de l’Allemand Joseph Beuys (le feutre est de fait un de ses matériaux incontournables) ; en passant par ses propres productions de mobilier. Rick Owens y révèle également son admiration profonde héritée de la bibliothèque paternelle pour la littérature et la peinture françaises du XIXe fin de siècle – Joris-Karl Huysmans et Gustave Moreau en particulier –, sans oublier sa fascination pour Paul Virilio et son iconique ouvrage Bunker Archéologie. Tout le palais Galliera est transformé en temple ouvert à l’esthétique et à la création sous toutes ses formes : les sculptures de la façade y sont voilées de tissu brodé de paillettes, les jardins parsemés d’une trentaine de sculptures en béton et les parterres redéfinis à partir de plantes californiennes. Une véritable plongée inédite au cœur de l’univers de Rick Owens, lequel, fidèle au héros décadent Jean des Esseintes, cultive avec intensité l’art et la beauté.
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« Rick Owens. Temple of Love », 28 juin 2025 - 4 janvier 2026, palais Galliera, 10, avenue Pierre-1er-de-Serbie, 75116 Paris.
