« L’architecture elle-même devient un réfugié climatique. Peu de caractéristiques des villes contemporaines – sociales, spatiales, économiques, technologiques – survivront à la chaleur. » (Beatriz Colomina et Mark Wigley)
Quand on sait que les foires et les biennales figurent parmi les plus fortes sources d’émission de carbone et que l’architecture en tant que facteur géologique est la discipline majeure directement responsable des mutations irréversibles du paysage et du réchauffement climatique, il y a de quoi être doublement irrité par les leçons d’écologie (ou de greenwashing) données par la Biennale d’architecture et de paysage d’Île-de-France. D’autant plus quand elle est présentée à Versailles, la ville nouvelle du XVIIe siècle, la capitale royale de l’Anthropocène, symbole politique de cette maîtrise et de cette possession de l’homme blanc sur la nature...
« Se réapproprier des solutions vernaculaires »
Dans ce cadre général, on trouve l’exposition « Changer les climats » au musée municipal d’Art et d’Histoire (musée Lambinet), dont le commissaire et paysagiste Bas Smets revient sur sa transformation à Arles, pour le compte de la Fondation LUMA, d’un site ferroviaire en un parc paysager, un microclimat (d’aucuns diraient un « Versailles provençal »), grâce à l’intégration de plus de 80 000 arbres, arbustes et plantes.
Mais, en priorité, il faut surtout arpenter l’exposition « 4° Celsius entre toi et moi » organisée à l’École nationale supérieure d’architecture (ÉNSA Versailles), par l’architecte tunisienne basée à Mexico Sana Frini, spécialisée dans les pratiques participatives et résilientes du Sud global, et l’architecte suisse établi à Paris, Philippe Rahm, « climaticiste » de sa propre définition. Le duo a sélectionné cinquante-six projets pour interroger les mutations architecturales et urbaines face à une hausse des températures de +4 °C, comme celle prévue et actée en France d’ici 2100, et atténuer (voire « en finir avec » ?) le cauchemar climatisé qui « nous » attend, en attaquant, de manière poétique et concrète, la question de l’habitabilité.
« Avant, on voulait empêcher le réchauffement climatique et la montée des températures. Aujourd’hui, on doit toujours freiner le réchauffement en limitant le CO2, mais on doit aussi adapter les bâtiments par rapport aux +1,5 °C qui sont déjà là, les +2 °C qui sont bientôt là et les +4 °C qui seront là en 2100 », explique Philippe Rahm. « On pourrait continuer sur la même lancée et juste régler l’air conditionné plus fort. Mais en cas d’arrêt du réseau, à cause d’un conflit géopolitique (comme la guerre russo-ukrainienne), ou d’un black-out (comme celui qui s’est produit en Espagne et au Portugal fin avril 2025), on se retrouverait à cuire ! [La dépendance énergétique n’est ni viable ni durable.] On propose plutôt de se réapproprier des solutions vernaculaires, qui fonctionnent de manière passive, c’est-à-dire travaillent sur les formes et les matériaux des bâtiments pour rafraîchir en soi », poursuit l’architecte.
Face à la « tropicalisation » ou à la « méditerranéisation » du climat parisien, il s’agit donc, au lieu de développer des solutions technophiles (énergivores, obsolescentes et onéreuses), d’étudier et de comprendre les pratiques architecturales du Sud global nées avant l’usage de l’air conditionné. Car ces pratiques, dites « passives » et « vernaculaires », n’ont pas seulement été mises en place pour des raisons politiques, culturelles, sociales, religieuses ou esthétiques, comme l’aurait expliqué la pensée critique héritée de l’École de Francfort, mais l’ont été surtout pour résister à la chaleur.
Par exemple, selon Philippe Rahm, lequel a collaboré avec l’École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis, le moucharabieh ne sert pas à dérober les femmes aux regards extérieurs, comme les orientalistes européens ont pu le fantasmer à propos de l’architecture islamique, c’est avant tout « un dispositif pour bloquer les rayons du soleil, laisser passer l’air et rafraîchir » dans un contexte de fort ensoleillement. La thèse s’appuie à la fois sur le matérialisme historique de Karl Marx, pour qui les formes que prend le monde social sont en réalité déterminées par les conditions matérielles d’une époque (ou par la quantité d’énergie disponible), et sur l’adage pédagogique de l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe, énonçant « qu’on prend souvent les conséquences pour des causes et qu’il faut retrouver les causes, les raisons pour lesquelles les choses sont telles qu’elles sont ».

Vue de l’exposition «4° Celsius entre toi et moi», Bap! Biennale d’architecture et de paysage, Versaille, École nationale supérieure d’architecture, 2025. Photo Rafael Gamo
S’inspirer des pratiques du sud global
L’inspiration doit venir des recettes du passé fonctionnant dans le Sud : des pilotis des habitations anciennes de la province de Phichit en Thaïlande ; de la couleur claire des maisons de Lanzarote (Canaries, Espagne), de Grèce ou du Portugal ; des fontaines intérieures des riads marocains ; des moucharabiehs d’Égypte offrant une ventilation naturelle ; ou encore du Panthéon de Rome (Italie) et de la grande mosquée d’Ispahan (Iran), dont l’oculus dans les toits-coupoles permet d’évacuer en hauteur l’air chaud et de garder les parties basses plus fraîches. Cette approche climatique et matérialiste de l’architecture, qui dépasse le régionalisme critique, s’apparente, par l’utilisation de formes pour leur fonction, et non pas pour leur identité ou leur aspect décoratif, à un manifeste contre le postmodernisme, lequel courant a autant régi la discipline depuis le siècle dernier que formé le goût dominant, imposé des normes internationales inadaptées aux contraintes climatiques, en fait incarné la démesure de l’Occident.
Parmi les projets des bureaux d’architecture exposés par Sana Frini et Philippe Rahm figurent : la persienne méditerranéenne inspirée du moucharabieh, conçue par l’architecte espagnol Manuel Bouzas ; la maison dessinée par le cabinet barcelonais Harquitectes, inspirée par le système de rafraîchissement de la villa Rotunda d’Andrea Palladio (2e moitié du XVIe siècle) ; le pavillon construit par le studio Lanza à Mexico selon la technique ancestrale japonaise du bois brûlé shou sugi ban ou yakisugi ; l’ensemble imaginé par le bureau turc MAS (Istanbul) inspiré par les revak, les portiques à colonnades des cours traditionnelles de la Méditerranée ; ou le Trianon de boue (The Mud Trianon) inspiré des dolia de l’Antiquité et conçu par Andrés Jaque / Office for Political Innovation.
Et qu’en est-il justement de l’innovation politique portée par ces projets de régénération contextuelle, à faible empreinte carbone, inspirés de l’architecture vernaculaire du Sud global, d’avant la création de l’air conditionné, et promu par le « climaticisme » de Philippe Rahm ? Si l’habitabilité, mariant le confort à la précarité de l’environnement, est redevenue le critère premier dans l’architecture publique et privée, à qui profite-t-elle ? Comment restituer l’appropriation (certains diraient l’exploitation, l’extraction ou le vol) de ces pratiques et ces savoirs architecturaux vernaculaires amérindiens, asiatiques ou africains ? La notion de biens communs mondiaux ne s’applique souvent qu’à la nature et à des ressources hors d’Europe, comme le rappelle la politologue Françoise Vergès dans Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée (La Fabrique, 2023).
L’Europe a inventé la propriété et les droits d’auteur pour protéger ses propres inventions. Peut-elle continuer de piller le Sud sans rien restituer ? +2 °C d’ici à 2050, mais aussi +300 millions de réfugiés climatiques en mouvement d’ici à la même date. Dans le catalogue de l’exposition, l’architecte portugais Pedro Gadanho se demande, à raison, « combien de temps les Européens supporteront [encore] que des millions de personnes se liquéfient littéralement au pied de [leur] forteresse »... Une forteresse qui aurait bénéficié des trouvailles résilientes du Sud global sans pour autant contribuer à l’accueil des réfugiés dépositaires de ces trouvailles, sans garantir la dignité humaine, la justice sociale, l’égalité mondiale et le bien-être planétaire... Que le message soit entendu par la Ville de Versailles et la Région Île-de-France.
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Bap ! Biennale d’architecture et de paysage, « La Ville vivante », 7 mai-13 juillet 2025, divers lieux, 78000 Versailles, bap-idf.com
