Comment s’exprime la spiritualité humaine, la foi, les croyances dans des formes plastiques ? Comment les cultures humaines, dans leur diversité, honorent-elles leurs dieux ? C’est à ce vaste sujet que s’est attelé Jean-Hubert Martin, commissaire de la légendaire exposition « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou et à la grande Halle de la Villette en 1989. Éclectique et curieux, défricheur infatigable de nouveaux territoires, connu pour son goût du pas de côté, ayant élevé les « Carambolages » (titre d’une autre de ses fameuses expositions, aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris, en 2016) au rang d’art, il propose, à l’invitation de la Fondation Opale – qui a rassemblé une exceptionnelle collection d’art aborigène dans le canton helvétique du Valais – un parcours au fil d’une soixantaine d’œuvres, parmi lesquelles plusieurs commandes réalisées pour l’exposition. Les autels traditionnels y côtoient des créations artistiques. Il poursuit ici, sous une nouvelle forme, l’exposition intitulée « Autels » qu’il avait conçue pour l’inauguration en 2001 du Museum Kunstpalast à Düsseldorf, en Allemagne, dont il était alors le directeur.
« Cette exposition propose de montrer comment, à la faveur de la mondialisation, s’est opérée une importante mutation dans le monde de l’art contemporain international, explique Jean-Hubert Martin. À la fin du siècle dernier, ce domaine était dominé par l’art occidental et par sa rupture avec toute forme de religion. L’arrivée en son sein d’artistes provenant d’autres cultures et parfois même de cultures autochtones a complètement changé la donne. Pourquoi les artistes étrangers devraient-ils forcément se plier à nos paradigmes et rentrer dans notre moule ? L’art est le lieu de la liberté. On peut vouloir être moderne, tout autant que rester fidèle à son histoire et à ses traditions. Force est de constater que l’art était régi par des théories issues de l’esprit des Lumières, excluant toute spiritualité. Des artistes de la vague d’avant-garde de la fin du siècle dernier posaient pourtant la question du religieux et de l’existence des dieux. La génération suivante a montré son attachement à ses propres traditions, certains n’hésitant pas à créer des œuvres qui, après avoir été montrées dans des musées d’art contemporain, sont utilisées dans des cérémonies locales. Pour montrer l’étendue de ce phénomène et la variété des canons esthétiques dans le monde, des dispositifs de convocation des dieux et des ancêtres (appelés par commodité "autels") côtoient l’art contemporain. Ces expressions religieuses sont d’une incroyable richesse de formes et couleurs qui les apparentent à l’art contemporain, alors qu’ils échappent totalement à notre attention. »

Autel hindouiste à la déesse Kali de Sambhu Nath Chitrakar (New Delhi, Inde, fin du XXe siècle). Fondation Opale
Dès l’entrée, le visiteur est invité au recueillement devant un spectaculaire autel hindouiste à la déesse Kali de Sambhu Nath Chitrakar (New Delhi, Inde, fin du XXe siècle), puis un autel bouddhiste tibétain (2024), plus loin un autel chinois chaman Jardin de fleurs (1995) de Sailan. Des artistes aborigènes ont quant à eux spécialement fait le voyage pour créer in situ un autel en honneur de leurs ancêtres.
Plusieurs pièces brillent par leur accumulation d’objets, à l’exemple de l’autel de Mami Wata (1999) de Sossa Guedehoungue & Djale (Bénin) voué au culte vodoun, cet autre autel ASen (1994) voué au culte des ancêtres (également au Bénin), composition baroque en métal et terre cuite de sculptures, ou encore cet autel mongol contemporain érigé à Gengis Khan.

Autel (1987) de Christian Boltanski. Fondation Opale
Haut en couleur, l’autel des morts (2024) de Ricardo Linares Garcia (1968, Mexique) évoque avec ses squelettes mariachis coiffés de sombreros El Día de Muertos, le jour des morts fêté chaque année dans la culture mexicaine, où les défunts sont honorés dans la joie. Un émouvant autel (1987) de Christian Boltanski projette la lumière de lampes sur des photographies de portraits en noir et blanc, hommage à ces visages disparus.

Autel automobile coréen (2024). Fondation Opale
Parmi les créations transposant le spirituel dans une forme inattendue, To Breathe : Mandala (2010) de Kimsooja (1957, Corée du Sud) est une étonnante installation sonore monocanal sortant d’une enceinte de jukebox américain avec chants grégorien, musulman et tibétain. Le clou de l’exposition étant sans conteste, autre joyau coréen, un autel automobile (2024). Tête de porc, fruits factices, bâtonnets d’encens et bougeoirs sont à cette fin déposés devant le véhicule, ainsi consacré selon un rite chamanique. Dans le même registre, un autel vidéo hindouiste (2000) est constitué d’un poste de télévision, monté sur pied dans un cadre en bois, orné de guirlandes orange. Ou quand le sacré et la tradition cohabitent avec la modernité.

L’artiste Hervé Youmbi et Jean-Hubert Martin avec le Masque Tso Cri Léopard (2022) dans l'exposition de la Fondation Opale. Photo : Stéphane Renault
L’une des œuvres les plus marquantes de l’exposition est peut-être le Masque Tso Cri Léopard (2022) de l’artiste camerounais Hervé Youmbi, qui revisite en s’inspirant du Cri d’Edvard Munch et du masque blanc du film Scream la tradition des masques perlés, faisant appel à un savoir-faire impressionnant de minutie. Portées au cours de cérémonies rituelles que filme l’artiste, ces parures aux motifs luxuriants sont ensuite chargées d’une dimension magique.
« Avec littéralement un pied dans chaque culture et dans chaque catégorie occidentale (art et ethnologie), ses grands totems déjouent la vieille taxinomie occidentale et la fétichisation sclérosante des styles par appartenance ethnique établie par la colonisation, écrit Jean-Hubert Martin dans le catalogue de l’exposition. Le plaisir du jeu à partir de l’invention des formes africaines et la vivacité des couleurs lui fournissent un répertoire idiosyncratique, qui se libère à la fois des critères dogmatiques de l’art dit primitif et de ceux de l’art dit contemporain, car son "éclectisme bariolé" est d’un parfait mauvais goût aux yeux des amateur·rice·s, ce qui est le meilleur signe d’une rupture créative, telle qu’on l’attend d’un artiste. »
Le grand penseur Souleymane Bachir Diagne, récemment invité par la Chaire du Louvre à poser son regard sur l’histoire et les collections du musée, avait intitulé l’une de ses conférences : « Quand les statues et les masques parlaient la langue des dieux ». Dans un retournement volontiers critique de la spoliation des fétiches africains à l’époque coloniale, exposés dans les vitrines occidentales comme de simples objets, Hervé Youmbi leur rend la parole, dans une version actuelle et mondialisée. Ses créations, que l’on a pu voir en 2022 dans l’exposition « Sur la route des chefferies du Cameroun » au musée du quai Branly – Jacques Chirac à Paris, figurent dans les collections du Smithsonian National Museum of African Art à Washington. Le titre « Rien de trop beau pour les Dieux » prend ici, plus encore, tout son sens.
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« Rien de trop beau pour les Dieux », jusqu’au 20 avril 2025, Fondation Opale, Lens/Crans-Montana, Suisse. Commissaire : Jean-Hubert Martin.