Le jour de ses 50 ans, la pianiste Vanessa Wagner – 52 ans à présent – s’est offert un tatouage. Sur son avant-bras gauche, elle montre, dessiné à l’encre grise, le symbole du « Troisième Paradis » imaginé par Michelangelo Pistoletto, figure de l’arte povera. Ce détournement du signe mathématique de l’infini, augmenté en son centre par un troisième cercle, représente la matrice d’une nouvelle humanité où la nature et l’artificiel seraient réconciliés. La simplicité du trait évoque la ligne musicale épurée que trace depuis une dizaine d’années la soliste à travers la musique américaine du XXe siècle. La veille de la rencontre [le 14 octobre 2025], Vanessa Wagner était sur la scène de la Philharmonie de Paris pour interpréter le répertoire envoûtant de Philip Glass. La virtuose a sorti le même mois un double album salué par la critique, regroupant les vingt études pour piano du compositeur américain, représentant le plus éminent du courant minimaliste. Au lendemain de sa performance, la musicienne s’avoue légèrement fatiguée. Mais parler de son enthousiasme pour l’art contemporain procure un regain d’énergie à la lauréate d’une Victoire de la musique en 1999.
Le goût du contemporain
« Ma passion pour l’art remonte à mon adolescence, se souvient la pianiste. Mes parents m’avaient abonnée à une collection de cartes grand format reproduisant des œuvres d’art, de la Renaissance à l’art moderne : “Les géants de la peinture”. Elles sont encore rangées dans de grosses boîtes chez moi. Grâce à elles, j’ai pu aiguiser mon regard, identifier mes goûts. » « Plus jeune, j’étais plutôt amatrice d’art moderne. J’adorais les peintres Nicolas de Staël et Hans Hartung. Vers la vingtaine, à chaque fois que j’allais dans une ville pour un concert, j’en profitais pour visiter les musées. À Paris, j’ai énormément fréquenté le musée d’Orsay. Ensuite, j’ai bifurqué vers le Centre Pompidou et des lieux d’art contemporain comme le Palais de Tokyo », se remémore-t-elle.
Si depuis Vanessa Wagner a étendu son périmètre aux foires (Moderne Art Fair, Art Basel Paris, Paris Photo...) et aux galeries parisiennes (Marian Goodman, Thaddaeus Ropac, Nathalie Obadia, Templon, Dvir, Perrotin, Karsten Greve...), le Palais de Tokyo et la Bourse de Commerce constituent toujours deux points de repère importants dans son paysage culturel. Elle a encore en mémoire la rétrospective consacrée à Miriam Cahn dans la grande galerie du premier et l’accrochage inaugural dans le bâtiment repensé par l’architecte Tadao Andō de la seconde. « Je me reconnais totalement dans la ligne du collectionneur François Pinault, acquiesce-t-elle. C’est tout ce que j’aime. On identifie une patte personnelle et un véritable engagement dans ses choix. La Bourse de Commerce parvient à attirer des milliers de gens avec son caractère “instagrammable” tout en maintenant un haut degré d’exigence artistique. »
Tournée vers les arts abstrait, conceptuel et minimal, Vanessa Wagner rêverait d’interpréter le répertoire de Philip Glass, lequel a fait de la répétition le manifeste de son langage musical, au centre de la rotonde de la Bourse de Commerce où se dressent, dans le cadre de l’exposition « Minimal », les sculptures géométriques et organiques de l’Américaine Meg Webster. « La musique de [Philip] Glass nous oblige à changer notre logiciel, à accepter l’abandon, à nous défaire de certaines habitudes, idéologies ou diktats pour rentrer dans un monde à la fois accessible et radical, obsessionnel et hypnotique, explique la pianiste. Son concept de la répétition nous a contraints à repenser notre rapport au temps, à l’écoute et à l’harmonie. Sa démarche rappelle celle des artistes conceptuels dont les créations modifient la définition d’une œuvre d’art. »
L’art est pour elle une source d’enrichissement de son expressivité. Il nourrit sa sensibilité, son imaginaire, son jeu. « Une œuvre peut nous poursuivre, nous interloquer, nous interroger et nous émouvoir sans qu’on la comprenne, admet-elle. Chaque année, lorsque je parcours les foires, soudain, je suis complètement happée par la pièce d’un artiste. L’art visuel possède ce pouvoir fantastique : ouvrir un espace qui n’est pas immédiatement compréhensible ou accessible, qui nécessite un temps de maturation et d’adaptation. Ce mystère attire notre regard et suscite notre émotion. »
Couleurs et timbres
Vanessa Wagner occupe une place à part dans le monde du classique. Signée sur le label électronique InFiné, elle affectionne le croisement des genres. Comme un peintre impressionniste qui aurait viré vers l’abstraction, elle a quitté les rivages de Claude Debussy, Frédéric Chopin ou Franz Liszt pour s’aventurer vers les contrées contemporaines et ambient de Philip Glass, Steve Reich, Brian Eno, Harold Budd... Elle compare son approche du piano à la pratique du tressage du plasticien François Rouan dont elle possède quelques œuvres : « Il peint des toiles qu’il découpe en bandes et qu’il tisse entre elles. En parlant de mon travail à un journaliste, c’est cette image qui m’est venue à l’esprit. »
Lorsqu’elle répète derrière son piano, Vanessa Wagner pose à côté de sa partition une photographie de Nan Goldin représentant un couple en train de s’embrasser. « J’ai aussi choisi un de ses clichés comme fond d’écran de mon iPad, précise-t-elle. Nan Goldin parvient à extraire le sublime d’un quotidien parfois sinistre et tragique. » Autour de son clavier, elle a également disposé une image d’Araki Nobuyoshi, des collages de François Rouan, une œuvre de la peintre abstraite Claire Chesnier, un dessin de pulpbrother, pseudonyme du peintre Javier Mayoral, et un tableau de Gideon Rubin. Elle possède en outre des sculptures d’Olivier de Sagazan, une céramique de son amie Sarah Jérôme et une lithographie signée par Joan Miró. Elle adorerait ajouter à cette collection un tirage de Marina Abramović. Comme en musique, Vanessa Wagner n’est guère attirée par le clinquant.
Elle retournera sans doute bientôt à la Philharmonie de Paris, comme visiteuse de l’exposition « Kandinsky. La musique des couleurs », laquelle montre comment les arts sonores, notamment les compositions atonales d’Arnold Schönberg, ont conduit le Russe sur la voie de l’abstraction. « La musique est vraiment un monde de couleurs, confie Vanessa Wagner. Au-delà de la virtuosité, un pianiste développe avant tout une palette de timbres, une forme d’impermanence. Les œuvres d’art nourrissent une sorte d’inframonde. Elles sont une source d’inspiration, une vibration dont je ressens le besoin. »
Doté de facultés synesthésiques, cette capacité d’associer automatiquement dans l’esprit sons et couleurs, le pianiste russe Alexandre Scriabine avait, lui, conçu « un clavier de lumière » pour l’exécution de son œuvre Prométhée ou le Poème du feu [1908-1910]. Chaque note interprétée sur l’instrument activait une couleur selon une nomenclature établie au préalable. La correspondance couleur/son est plus diffuse et immatérielle chez Vanessa Wagner, laquelle réfléchit toutefois à la façon dont sa musique peut être scénographiée. Elle collabore ainsi avec le Collectif Scale, un groupe français de créateurs et techniciens passionnés, pour jouer sur scène dans une architecture lumineuse et interactive. Un dispositif qui détone dans le milieu du classique. Artisane d’une rupture musicale, l’instrumentiste a pour guide la boussole Philip Glass pour bousculer les repères : « Il a raconté le choc qu’a représenté sa découverte des toiles de Jackson Pollock. N’oublions pas qu’il a été l’assistant de Richard Serra et a déjà joué au cœur de ses sculptures. »
Directrice artistique en mai du Festival de piano, au musée des Impressionnismes, à Giverny (Eure), et en juillet du Festival de Chambord (Loir-et-Cher), au sein du château, Vanessa Wagner se félicite de voir ces lieux s’ouvrir à l’art contemporain. Le premier a accueilli par exemple les installations d’Eva Jospin, et le second a organisé une exposition de Lionel Sabatté, au milieu de laquelle la pianiste a notamment interprété son répertoire. « Lorsque l’on joue face à une œuvre ou à l’intérieur d’une exposition, on se sent habité par l’énergie qu’elles dégagent. Un tableau va colorer la musique et réciproquement. » Vanessa Wagner croit à la porosité des arts, comme deux amoureux enlacés esquissés par la main d’Henri Matisse. Un dessin qu’elle a fait tatouer sur son dos.
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Vanessa Wagner, Philip Glass : The Complete Piano Etudes, InFiné, 2025. Toutes les dates de la tournée : vanessawagner.net
