Attablé au restaurant d’un palace parisien, à deux pas des Champs- Élysées, Nicola Sirkis, 66 ans, se montre volubile, animé, passionné. Le chanteur d’Indochine est visiblement très content de parler d’art et non pas uniquement de son actualité musicale. En 2025, les 106 dates du mythique groupe français affichent complet. Malgré le succès colossal de la formation créée en 1981, il soutient, comme son aîné Serge Gainsbourg – réalisateur en 1986 du clip de « Tes yeux noirs » – que la chanson est un art mineur comparé à la peinture. « Serge Gainsbourg disait toujours que l’on vole l’argent des pauvres tellement ce que l’on fait est facile. Il était excessif et provocateur certes, mais il a raison d’affirmer que le travail d’un peintre n’a rien à voir avec le nôtre, approuve Nicola Sirkis. Je viens de visiter l’exposition de David Hockney à la Fondation Louis-Vuitton [à Paris]. La façon dont il représente les tuiles de sa maison en Normandie est fabuleuse. Mon plus grand regret est de ne pas savoir dessiner. »
Posés à côté de son assiette, deux ouvrages témoignent de ses intérêts du moment : L’Araignée pendue à un cil, 33 femmes surréalistes (Gallimard, 2024), qui rassemble les textes de femmes ayant participé de près ou de loin au mouvement, et The End of Fun, des frères Jake et Dino Chapman (Fuel, 2013), connus notamment pour leurs dioramas miniatures qui mettent en scène des milliers de figurines en plastique en uniforme nazi commettant des actes de cruauté. On ne peut pas reprocher à Nicola Sirkis son éclectisme en matière artistique. « J’ai emporté le livre des frères Chapman juste avant de partir de chez moi pour le parcourir dans le taxi. Je suis à la recherche d’idées pour un prochain tournage de clip sur l’Ukraine », explique-t-il.
Une soif d'émulation
Aux yeux de l’auteur du tube « L’Aventurier » (1982), l’art est « un carburant » pour alimenter la machine à écrire. « Les créations des autres génèrent une émulation. Un bon film, un beau roman ou une belle peinture sont des enrichissements insensés, dit-il. Ces œuvres stimulent l’esprit humain qui est parfois un peu paresseux. Si je n’avais pas vu une exposition consacrée à Egon Schiele, je n’aurais jamais écrit le titre “Savoure le rouge” [1993]. » De la même manière, il mentionne son enthousiasme pour l’art brut : « J’ai eu un choc en découvrant l’œuvre de Henry Darger et son histoire personnelle incroyable. Qui soupçonnait une telle créativité chez cet homme de 70 ans, portier dans un hôpital catholique de Chicago ? Il a créé en autodidacte son propre monde. Ses grands dessins m’ont inspiré les paroles de la chanson “Henry Darger” sur l’album 13 [2017] : “Nous sommes les héroïnes d’Henry Darger / Nous sommes comme des gazolines imaginaires”. » La curiosité nourrit sa musique et lui permet de se cultiver : « Dans mes textes, je parle rarement de moi. J’évoque plutôt des choses que je vois. Je suis un observateur. Tous les jours, j’apprends et je découvre. J’ai arrêté mes études après la terminale sans avoir le bac. »
Avant le rock, l’art a d’abord été le moyen d’expression de Nicola Sirkis, sa « révolution ». Il se souvient des premières influences : « Au lycée privé, à Paris, j’ai fait un exposé avec un ami sur Andy Warhol, la Factory, Gerard Malanga qui joue avec un fouet de dresseur dans le film Exploding Plastic Inevitable, sur la musique du Velvet Underground... Cela a été assez mal pris par mon professeur. » Adolescent, il adhère ainsi à l’esprit punk. Il nous livre encore cette anecdote sur ses débuts : « Il y avait à l’époque à Paris un Salon de jeunes artistes indépendants. Avec quelques camarades, dont le fils du peintre argentin Julio Le Parc, nous avons monté un groupe dans la lignée situationniste avec l’idée de rompre avec l’académisme de l’art. Nous avons conçu un pavé sur lequel étaient collés des lames de rasoir et des petits soldats Airfix. Il était présenté au milieu d’une allée. Il a été très vite retiré de l’exposition. » Avant de reconnaître que « les visiteurs déchiraient leurs vêtements en s’approchant de notre œuvre. C’était une arnaque complète ».

David LaChapelle, Tower of Babel, 2024, photographie commandée par Indochine pour leur album Babel Babel.
© David LaChapelle Studio
Au milieu des années 1970, le jeune Nicola Sirkis est marqué par deux pochettes de disque : Diamonds Dogs (1974) de David Bowie, illustré par le dessinateur et peintre belge Guy Peellaert, et Horses (1975) de Patti Smith, avec une photographie de Robert Mapplethorpe. Il tire à cette occa- sion une leçon durable : « Selon moi, une pochette est d’abord une œuvre d’art. Elle doit être un résumé de toutes les émotions contenues dans les compositions et les textes de l’album. » Attentif aux moindres détails, Indochine détient le contrôle total de son univers graphique. Au fil de sa longue carrière, le groupe a travaillé avec Richard Kern, Pierre & Gilles, Brian Griffin, Xavier Dolan...
Le photographe néerlandais Erwin Olaf, reconnu mondialement pour ses étranges mises en scène, a ainsi réalisé trois pochettes pour Indochine. Il devait concevoir celle de Babel Babel, album sorti en 2024, avant d’être emporté par une maladie pulmonaire. La mission a finalement été confiée à l’États-unien David LaChapelle, célèbre pour ses photographies de mode hautes en couleur et ses scénographies baroques. « Nous nous sommes rencontrés à Los Angeles, raconte le musicien. Je lui ai expliqué que le disque était comme une tour de Babel, une métaphore des conflits du monde et de la difficulté à communiquer et à se comprendre aujourd’hui sur terre. Comme il est très inspiré par la Bible et la religion, le concept l’a beaucoup intéressé. » David LaChapelle a campé une vision apocalyptique : au centre, une tour de Babel sur le point d’éclater ; au loin, les gratte-ciel d’une mégalopole électrique ; au premier plan, des hommes et des femmes aux corps enchevêtrés semblent vouloir s’extirper du chaos. Une pochette qui annonce un album lyrique et intense.
Affinités contemporaines
À quand une prochaine pochette signée de Sophie Calle ? Car Nicola Sirkis, à l’invitation de cette dernière en 2014, a composé une chanson à la mémoire de son défunt chat Souris. « Sophie Calle est une icône ! s’exclame-t-il. Elle a des idées insensées. Chez elle, elle a fabriqué un montage à partir de ses feuilles d’impôt et de petits singes empaillés. C’est sublime. » Il ne tarit pas d’éloges : « Je suis fan de son travail. Elle est capable de transformer un drame comme la mort de sa mère en œuvre d’art. C’est ma définition de l’art : embellir ce qui est laid et enlaidir ce qui est beau. »
Téléphone en main, Nicola Sirkis fait défiler les images de ses coups de cœur artistiques : Biennale de Venise, Biennale de Lyon... Il est un spectateur assidu des manifestations : « C’est dans ces événements qu’il se passe des choses intéressantes. L’audace aujourd’hui réside dans l’art contemporain plus que dans la musique. C’est dans ce domaine que l’on ose le plus. » Il développe : « À Lyon, j’ai découvert une installation composée de centaines de bouteilles vides alignées pour produire des sons [Sensitive de l’artiste Bastien David, en 2024]. J’étais jaloux. Cela fait longtemps que je pense à une installation de ce genre. J’ai accumulé chez moi près de 400 bouteilles en verre blanc. »
Quand il a le temps, il adore fréquenter les musées. Il liste longuement ses préférés : musée de la Vie romantique, musée Jacquemart-André ou Palais de Tokyo à Paris, American Museum of Natural History à New York, J. Paul Getty Museum à Los Angeles, musée Cinéma & Miniature à Lyon, Zeppelin Museum à Friedrichshafen, sur les bords du lac de Constance, en Allemagne... « Dans les musées, je me sens bien, défend-il. Le monde extérieur est tellement violent, ces lieux sont des havres de sérénité. Comme dans une église, on est happé par la tranquillité, l’émotion et le silence. » Dans les allées, au milieu des œuvres, il observe le comportement de ses congénères : « J’adore photographier les gens qui regardent les tableaux. J’ai accumulé des centaines de clichés. »
Nicola Sirkis est un véritable boulimique d’images. Lorsqu’il prend l’Eurostar pour rendre visite à sa fille qui vit à Londres, il découpe les magazines de mode pour en faire des collages. Autre idée, autre style, chaque collection est prétexte au récit : « À Versailles, où je réside, je photographie des personnes âgées dans leur cuisine. Ce lieu témoigne de leur histoire avec nostalgie : un vieux poste de radio, une petite bouteille de vin, une table en Formica... Un jour, alors que je faisais le portrait d’un couple, tous deux se sont tournés vers la fenêtre. Je leur demande pourquoi : “C’est là qu’on va habiter, nos voisins y sont déjà.” C’était le cimetière... »
Nicola Sirkis n’est jamais à court d’idées, qu’il lui reste encore à finaliser. « Mon rêve serait de disposer d’un immense hangar pour pouvoir y faire de la photographie, de la musique, de la peinture... Un atelier multifonctionnel. » Serait-ce un projet à venir ? « Peut-être à ma retraite, d’ici quelques mois ou quelques années. On n’imagine pas le temps que me prend Indochine. »
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Indochine, Babel Babel, Sony Music, 2024. « Arena Tour », concerts en France jusqu’en mars 2026, indo.fr
