Avec Thomas Hirschhorn, From Graphic Design to Art, l’historienne d’art Lisa Lee démontre que l’apprentissage initial de la page, surface plane et contrainte, s’est progressivement transformé chez l’artiste suisse (né en 1957 à Berne), en une réflexion sur le mur puis sur la rue. Lisa Lee inscrit le geste de Thomas Hirschhorn dans ce qu’elle appelle le « paradigme de la page blanche », une expression qui insiste sur le fait qu’un espace vierge n’est jamais neutre : il est une scène de rencontre potentielle. Thomas Hirschhorn se plaît d’ailleurs à dire : « Tu as un crayon, j’ai un crayon, alors montrons-nous nos mondes. » Ses mind maps (cartes mentales) collectives, comme The Gramsci Monument (2003), deviennent des matrices de dialogue, où chacun consigne sa vision du lieu à partager. Cette approche n’est pas sans évoquer le « bricolage », tel que le décrit Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (Plon, 1962) : faire avec ce que l’on a sous la main comme première aptitude à la rencontre, comme premier langage. Chez Thomas Hirschhorn, bricoler et dessiner se confondent : on dessine sur ce que l’on bricole et l’on bricole ce que l’on dessine.
CARTOGRAPHIER LA CHARGE MÉMORIELLE
En s’emparant de la rue, le designer confronte la pratique artistique aux logiques du dispositif et du politique en posant les questions : où est l’art ? À qui s’adresse-t-il ? Pour Giorgio Agamben*1, la modernité multiplie les dispositifs qui capturent et orientent les gestes. Les projets de Thomas Hirschhorn, Musées précaires, Monuments, Grammatologies, pourraient s’apparenter à de tels dispositifs en tant qu’ils organisent la participation et la visibilité d’une communauté. En réalité, ils cherchent à les désœuvrer, en opérant un premier geste (en apparence simple) qui consiste à se montrer son quartier. Ainsi, dans Ausstellungen im öffentlichen Raum (Expositions dans l’espace public, 1989-1998), il juxtapose photographies et annotations : une voiture vue sous différents angles devient fragment de narration collective. Ces planches agissent comme un storyboard ou une cartographie urbaine, faisant de la rue le musée de tous les musées.
L’œuvre de l’écrivain français Patrick Modiano pourrait donner des clés de lecture à celle de Thomas Hirschhorn. En particulier, le titre de son roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (Gallimard, 2014), qui rappelle à quel point sa littérature envisage la ville comme un espace de mémoire et de relecture affective de l’histoire. Cette dimension mémorielle et sentimentale est peut-être le désœuvrement du dispositif opéré par Thomas Hirschhorn, auquel appelle de ses vœux Giorgio Agamben. En effet, il décadre et propose des outils fragiles, bricolés et collectifs échappant à toute finalité d’imposition ou d’autorité. Comme le plan griffonné de Patrick Modiano, son œuvre aide à « ne pas se perdre », non pas en fixant un itinéraire clair, mais en offrant des repères et des souvenirs pour habiter la complexité du monde.
*1 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages Poche, 2007.
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Lisa Lee, Thomas Hirschhorn, From Graphic Design to Art, Cambridge, MIT Press, 2025, 232 pages, 45 euros.
