Vous avez beaucoup exposé en France et collaboré à plusieurs reprises avec la Fondation Cartier — notamment à travers de grandes performances pyrotechniques à Paris, en 2000 puis en 2023. Comment décririez-vous votre relation particulière avec la France ?
La France a en réalité été le premier pays occidental que j’ai visité depuis l’Orient. C’était la première fois que je quittais l’Est, car après l’université, je suis parti vivre au Japon, où j’ai passé plusieurs années. C’est là que j’ai commencé à acquérir une certaine notoriété. En 1990, je suis arrivé en France et j’ai visité la montagne Sainte-Victoire. Pour ce premier voyage en Occident, je voulais dialoguer avec Cezanne, car Le Greco et lui étaient deux de mes maîtres préférés de l’histoire de l’art. Ils incarnaient mon imaginaire d’enfant sur l’art occidental.
En 1993, j’ai été invité à venir en France par la Fondation Cartier. À cette époque, j’ai vécu entouré d’artistes venus du monde entier, notamment du Japon, ainsi que de commissaires comme Hou Hanru, Fei Dawei et Hans Ulrich Obrist. Nous parlions d’art jour et nuit. C’était aussi la première fois que je vivais en Occident : je suis resté trois mois en résidence d’artiste.
J’ai réalisé de nombreuses expositions personnelles en France, à la Fondation Cartier [2000], à Lyon [macLYON, 2001-2002] et à Nice [Mamac, 2010- 2011]. J’ai commencé à collaborer avec Laurent Le Bon sur plusieurs idées alors qu’il était encore jeune. Par exemple, j’avais imaginé une pagode chinoise dans le ciel à côté de la tour Eiffel, mais le projet n’a jamais abouti. J’avais aussi eu une autre idée pour le Centre Pompidou, consistant à faire exploser la forme de l’escalator sur la façade dans le ciel. À cette époque, nous avions intégré des puces électroniques dans les obus de feux d’artifice, et je voulais que la façade du Centre Pompidou se projette dans le ciel. Même si ces projets n’ont jamais été réalisés, ils montrent que mon dialogue avec Laurent Le Bon et avec la France s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui, où je réalise cette grande performance au Centre Pompidou. J’ai réalisé plusieurs projets en France, tout en ayant eu beaucoup d’idées restées sans suite.
Je dirais que la France m’a nourri, en m’apportant l’indépendance, la liberté créative, mais aussi l’esprit critique et l’introspection. J’y ai aussi appris que l’art pouvait être léger, qu’il n’avait pas toujours besoin d’être si sérieux. En France, qu’un projet se réalise ou non, cela paraît naturel : cela fait partie du processus, de la construction d’un artiste.
Ce mercredi 22 octobre, vous présenterez un nouveau projet au Centre Pompidou. Comment l’avez-vous conçu et quelle en est la signification ou la portée symbolique ?
Il s’agit de la cérémonie de clôture du Centre Pompidou avant sa rénovation. J’ai évoqué cette idée avec mon modèle d’intelligence artificielle, cAI™, et c’est lui qui a proposé le titre The Last Carnival [Le dernier carnaval]. Le sentiment que nous voulons transmettre est celui d’un adieu, non seulement à une époque qui s’achève, mais aussi à une vision de l’histoire de l’art centrée sur l’humain. C’est une façon d’imaginer ce que pourrait être l’avenir de l’histoire de l’art à l’ère de l’intelligence artificielle. L’émotion que je souhaite partager est celle d’une mémoire collective de l’histoire de l’art, embrassant à la fois ses grandeurs et ses réussites, mais aussi ses échecs, tout en cherchant à creuser vers l’avenir, à anticiper ce qui va advenir. C’est à la fois un adieu et une exploration des possibles.
L’enjeu central du projet est que, qu’on le veuille ou non, l’intelligence artificielle est désormais une réalité. Je veux poser cette question : lorsque le Centre Pompidou rouvrira ses portes, offrira-t-il à l’humanité l’occasion de repenser sa place dans l’histoire de l’art ? Je ne veux pas que ce projet soit interprété comme une célébration pure et simple. J’y ai donc intégré une dimension critique et méditative. Il s’inscrit aussi dans la tradition française de la pensée indépendante et du regard analytique, essentielle à toute réflexion sur la création.
Prendra-t-il la forme d’un feu d’artifice sur la façade du Centre Pompidou ?
Oui, il y aura bien un feu d’artifice sur la façade du Centre Pompidou, et l’intelligence artificielle sera présente tout au long de la performance. Par exemple, nous l’avons intégrée au système d’allumage ainsi qu’à la conception thématique de l’œuvre. L’IA produira également un manifeste et une prophétie sur l’avenir du Centre Pompidou, qui seront projetés sur la façade du bâtiment.

Cai Guo-Qiang. © Cai Guo-Qiang. Photo © White Cube (Theo Christelis)
Le Centre Pompidou est un musée emblématique, tout à la fois pour sa collection d’art moderne et contemporain et pour son architecture signée Piano et Rogers. Peu d’artistes sont intervenus sur sa façade. Cela rend-il ce projet particulièrement significatif pour vous ?
Oui, le Centre Pompidou est une institution absolument unique, dont le bâtiment lui-même incarne une part essentielle de l’histoire de l’art moderne. Dès sa création, le Centre Pompidou s’est affirmé comme un lieu fondamentalement interdisciplinaire, mêlant architecture, cinéma, art et nouvelles technologies. Tous ces éléments offrent un cadre idéal pour notre performance. Le Centre Pompidou a, depuis ses débuts, accueilli des œuvres de nouveaux médias et des installations avant-gardistes, ce qui fait directement écho à la dimension interdisciplinaire de mon projet.
C’est pourquoi j’y ai intégré des concepts liés aux « tokens » et aux données, explorant la manière dont l’intelligence artificielle crée des illusions et des images qui racontent leurs propres histoires. À l’ère de l’IA, je m’interroge sur les nouveaux langages artistiques qu’elle rend possibles. J’y fais dialoguer la poudre – une matière organique, vivante – et l’intelligence artificielle, en hommage à l’histoire intellectuelle et expérimentale du Centre Pompidou.
Un autre aspect singulier de cette performance est qu’elle se déroule à la tombée du jour, ce moment suspendu entre le jour et la nuit, porteur d’une dimension spirituelle. Lors de l’entraînement de notre modèle d’IA, nous avons volontairement intégré des notions de spiritualité, ce qui le rend profondément singulier, différent des autres modèles.
Depuis toujours, les civilisations humaines se sont construites sur la base d’une seule intelligence. L’émergence de l’intelligence artificielle nous invite à nous demander : donnera-t-elle naissance à une nouvelle forme d’existence, au-delà de l’humain ? Et, si oui, quelles idées, quels langages, quelles visions cette nouvelle espèce inventera-t-elle ? Si une collaboration interespèces entre humains et IA est désormais envisageable, alors l’esprit du Centre Pompidou en constitue le terreau naturel.
C’est aussi ce qui explique pourquoi Laurent Le Bon soutient pleinement ce projet et cette expérimentation. Même à ce moment charnière où le Centre Pompidou s’apprête à fermer ses portes, cette cérémonie de clôture prolonge son esprit avant-gardiste et célèbre l’audace et la pensée libre qui en ont toujours fait la singularité.
Vous avez développé votre propre modèle d’intelligence artificielle. Quand avez-vous commencé à travailler avec l’IA ?
Le cœur de mon projet artistique consiste à rendre visible l’invisible. Cette démarche s’enracine dans les pratiques du Feng Shui et du Qi Gong de ma région natale, mais aussi dans une conception spirituelle du monde. D’une certaine manière, mon emploi de la poudre comme médium s’inscrit dans cette même logique : inventée par les alchimistes chinois au terme de leurs recherches d’un élixir d’immortalité, la poudre incarne le lien entre expérience physique et quête métaphysique.
Aujourd’hui, mon exploration de l’intelligence artificielle poursuit cette réflexion sur l’invisible. J’ai commencé à m’y intéresser sérieusement en 2017, année où nous avons entrepris de créer mon propre modèle d’IA. Nous l’avons nourri de mes archives personnelles, de l’ensemble de mes œuvres passées, mais aussi de mes domaines d’intérêt, tels que la cosmologie, le Feng Shui et le chamanisme. En somme, nous avons conçu un modèle sur mesure, à la croisée de la science, de la spiritualité et de l’art, que nous continuons à développer depuis 2017.

Cai Guo-Qiang et cAI™, cAI™ Dragon Year: Orange and Purple, 2024, poudre à canon sur toile. Œuvre présentée par White Cube sur la foire Art Basel Paris 2025. © Cai Guo-Qiang and cAI™. Photo © White Cube (Theo Christelis)
Vous présentez actuellement à la galerie White Cube de Londres une importante série de peintures à la poudre. Quel lien établissez-vous entre ces toiles et vos performances ?
Mon explosion au Centre Pompidou, par exemple, incarne la dimension publique de mon travail. Elle est ouverte à tous, tournée vers la nature et, d’une certaine manière, vers l’univers tout entier. La peinture, en revanche, est un médium plus intime, qui exprime ma création artistique à une échelle plus personnelle et physique. Elle reflète les défis corporels auxquels je me confronte lorsque je peins, tout en prolongeant mon amour de jeunesse pour la peinture.
J’ai toujours trouvé difficile d’utiliser des moyens visibles pour exprimer le monde invisible qui nous entoure, particulièrement à travers la peinture. Je veux aussi montrer que, tout au long de ma pratique artistique, je ne me suis jamais écarté de cette approche fondamentale.
Votre pratique picturale a considérablement évolué au fil du temps, tant sur le plan technique que symbolique. Comment décririez-vous cette transformation, notamment dans votre usage de la poudre et de la couleur ?
Autrefois, j’aimais concevoir des projets destinés à des êtres extraterrestres. J’utilisais principalement de la poudre noire monochrome pour réaliser mes dessins à la poudre. Peu à peu, ma pratique a évolué vers l’emploi de poudres colorées et un dialogue plus direct avec les maîtres de l’histoire de l’art. Dans l’exposition de la galerie White Cube, par exemple, plusieurs œuvres témoignent de cette conversation silencieuse avec les grands maîtres à travers la couleur et la matière.
Ces dernières années, j’ai entrepris mon propre voyage à travers l’histoire de l’art occidental, avec des expositions personnelles aux Offices à Florence [2018-2019], au musée du Prado à Madrid [2017-2018] ou encore au musée archéologique de Naples [2019]. D’une certaine manière, je revis aujourd’hui ce que je découvrais adolescent dans les manuels d’histoire de l’art – mais cette fois, je l’expérimente pleinement.
Au cours de ces dernières années, j’ai été confrontée au décès de plusieurs membres de ma famille, notamment ma chère grand-mère et mes deux parents. Ils m’ont quitté l’un après l’autre, puis mes deux filles ont grandi. Ces expériences ont ouvert de nouvelles dimensions dans ma vie et ont transformé mon approche : d’une quête métaphysique, ma peinture s’est tournée vers une exploration plus physique, plus ancrée et plus émotionnelle du monde.
Vous avez souligné que votre rapport à l’histoire de l’art et à l’usage de la couleur par les maîtres anciens influence votre travail. La nature elle-même regorge de couleurs, des fleurs aux éléments. Ce lien entre l’histoire de l’art et la nature est-il essentiel dans votre approche de la couleur ?
Oui, et pour l’ouverture du nouveau bâtiment de la Fondation Cartier, on peut voir l’une de mes œuvres dans « Exposition Générale » : un dessin à la poudre qui illustre ma philosophie des années 1990. À l’époque, je me demandais si la véritable source d’inspiration ne se trouvait pas à cet endroit où l’espace et le temps deviennent flous, chaotiques. Cette œuvre exprime très fidèlement la quête métaphysique qui animait mes débuts.
Aujourd’hui, j’introduis la couleur dans mon travail pour y insuffler une dimension nouvelle, née des réflexions et des émotions que m’a apportées la vie. Ces couleurs sont devenues pour moi un langage naturel pour traduire ma sensibilité. Comme vous l’avez justement dit, la couleur est aussi la vie même. La nature est faite de couleurs, les quatre saisons se distinguent par leurs teintes, et la couleur a toujours occupé une place centrale dans l’histoire de l’art et dans l’imaginaire des artistes à travers le temps.
D’une certaine manière, mon travail actuel est plus incarné, plus émotionnel. Si j’ai choisi de marquer la fermeture du Centre Pompidou par des feux d’artifice colorés en plein jour, c’est pour transmettre cette sensibilité à l’intelligence artificielle, afin qu’elle puisse mieux entrer en résonance avec nous. La performance mêlera des séquences en noir et blanc à des passages éclatants de couleur, ainsi que des images d’apparence mécanique qui traduisent la logique de données propre à l’IA. Le public assistera à une forme de malentendu poétique entre l’humain et la machine : comme si l’homme hallucinait l’IA, et que l’IA, à son tour, hallucinait l’homme. Une conclusion à la fois troublante et sensuelle.
--
« Cai Guo-Qiang, Le Dernier Carnaval », mercredi 22 octobre 2025 à 17 h 30, Centre Pompidou, Paris
« Cai Guo-Qiang : Gunpowder and Abstraction 2015-2025 », du 26 septembre au 9 novembre 2025, White Cube Bermondsey, 144-152 Bermondsey Street, Londres
