Le 15 juillet 2025, le Praemium Imperiale, considéré comme le prix Nobel des arts, a été attribué à Marina Abramović, figure incontournable de la performance, témoignant, une nouvelle fois, de la consécration de cette discipline. L’artiste, née en 1946 à Belgrade (Serbie), explore depuis des décennies le thème des violences infligées aux corps, et celui des limites physiques et psychologiques de l’endurance humaine, tout en mettant en évidence la fragilité et les peurs qui induisent certains comportements. Révélée au grand public par sa performance emblématique The Artist is Present au Museum of Modern Art, à New York en 2010 – où elle s’était tenue immobile face aux visiteurs pendant plus de 700 heures –, Marina Abramović a eu les honneurs d’une rétrospective à la Royal Academy of Arts, à Londres, en 2023, puis, au Kunsthaus de Zurich en 2024, enfin, jusqu’au 20 octobre 2025, au Centre Pompidou-Metz où elle est à l’affiche du Paper Tube Studio, à travers une performance participative intitulée Counting the Rice.
Comment définir cette pratique hybride ? Éric Mangion, commissaire d’exposition et directeur du Frac Occitanie, évoque « une action accomplie en public » avec une « volonté de déstabiliser les conventions esthétiques, notamment en décloisonnant ou en déplaçant les genres ». À la lisière de plusieurs formes d’art, la performance attire avant tout des artistes issus du monde des arts visuels, du théâtre, de la danse et de la musique.
Esprit de contestation et d'insoumission
La Direction générale de la création artistique, qui lui a consacré une étude publiée en septembre 2024 (« Les arts en acte : de la performance à l’interartistique »), met en exergue quelques-unes de ses caractéristiques essentielles. En tête viennent l’omniprésence du corps, son esprit de contestation, d’insoumission et de désobéissance, mais aussi son rapport radical et transgressif au public, une convocation de rites et de rituels, un lien avec l’imprévisible, le risque et l’accident, et enfin une relation étroite avec l’immédiateté du présent, assumant l’évanescence des actions en cours, leur non-reproductibilité et leur vocation à disparaître.
Comment expliquer un tel foisonnement de la performance ? C’est un médium éphémère qui « permet d’aller à l’essentiel avec peu des moyens », résume Anne Dreyfus, la directrice artistique du Générateur, à Gentilly, seul lieu en Île-de-France qui lui soit entièrement dédié (Le Générateur organisera le 16e Festival [frasq], rencontre de la performance du 4 au 22 octobre 2025, legenerateur.com). Selon Christophe Susset, directeur exécutif de la Ménagerie de Verre (la Ménagerie de Verre programme le festival de danse et de performance Les Inaccoutumés, qui se tiendra du 9 octobre au 29 novembre 2025, menageriedeverre.com), à Paris, depuis 2023, cette visibilité accrue tiendrait notamment au brouillage des disciplines (est-ce du théâtre, de la danse ou des arts visuels ?) qui a entraîné l’élargissement de la notion, mais également à la politique de conquête de nouveaux publics menée par les institutions à travers des événements comme la Nuit Blanche et la Nuit des musées. « Forme souple, libre et indisciplinée qui permet de sortir des cadres, la performance revient en force, depuis 2020, avec la transdisciplinarité qui la caractérise, en raison de son côté décomplexé et sa façon bien à elle d’ouvrir grand les portes et les fenêtres », analyse, de son côté, Francesca Corona, la directrice artistique du Festival d’automne (e Festival d’automne a lieu du 4 septembre au 20 décembre 2025 à Paris et en Île-de-France, festival-automne.com).
Son développement tient aussi au fait que la discipline est un formidable espace de liberté dans lequel se sont engouffrés des talents demeurés à l’écart des scènes officielles. « La performance m’a permis de trouver ma place, ce qui était impossible dans le théâtre français classique lorsque l’on est, comme moi, grosse, noire et queer. Aller vers le performatif m’a permis d’être moi-même et de comprendre que mes problématiques intimes avaient une dimension politique », confiait, en novembre 2024, Rébecca Chaillon au quotidien Le Monde.

Performance de Hope Mokded lors de « Show your [frasq] », Le Générateur, Gentilly, 2024.
© Photo Bernard Bousquet
Née avec le futurisme
Pour l’historienne d’art RoseLee Goldberg (RoseLee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2001. Pour un panorama
de la performance en France : Mehdi Brit et Sandrine Meat, Interviewer
la performance, Paris, Manuella éditions, 2014), l’histoire de la performance remonterait au début du xxe siècle, aux premières actions futuristes. Le 12 janvier 1910, au Politeama Rossetti, à Trieste, Filippo Tommaso Marinetti, poète italien fortuné, auteur du Manifeste du futurisme, livre une charge violente contre le culte de la tradition et la commercialisation de l’art. « Cette technique permissive » poursuit son chemin en Russie, où les constructivistes livrent à leur tour combat, avec son appui, contre l’ordre ancien et le régime tsariste. Puis, à Munich, Vienne et Zurich, avec le mouvement dada et ses fondateurs, la vedette de music-hall Emmy Hennings et son futur époux Hugo Ball, ainsi que leurs émules, le provocateur et irrévérencieux Frank Wedekind, un jeune artiste, Oskar Kokoschka, hérissé contre la morale publique et le conservatisme de la société viennoise, Tristan Tzara, Jean Arp et bien d’autres. Elle gagne ensuite la France, conquérant les esprits des surréalistes, puis l’Allemagne avec le Bauhaus, avant de rebondir aux États-Unis, dans les années 1950, avec le musicien John Cage et le danseur Merce Cunningham, et d’y prendre son envol, dans les années 1960-1970, avec Fluxus, pour finir par revenir en Europe, sous l’égide d’Yves Klein, Piero Manzoni, Joseph Beuys et des actionnistes viennois.
L’année 2019 marque une nouvelle étape, une nouvelle envolée, avec le couronnement, à la Biennale de Venise, de trois Lituaniennes, Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytė. Auréolée du prestigieux Lion d’or, leur performance à forte teneur écologique, Sun & Sea, mêlant théâtre, musique, arts visuels, humour, ironie et poésie, a pour cadre une plage, mosaïque de serviettes sur lesquelles gisent des corps à moitié nus, las, moites et désabusés. À leur épuisement fait écho celui de la terre dont on entend le halètement sourd.
Si la thématique écologique est très présente dans l’univers de la performance, l’engagement contre l’ordre répressif, politique comme économique, l’est tout autant. En témoigne notamment la performance de Lygia Pape O Divisor (Le Diviseur), programmée le 13 septembre 2025 au Festival d’automne, qui réactive celle qu’elle avait menée en 1968 dans un Brésil muselé par la dictature militaire. Elle avait alors mobilisé une centaine de personnes venues de différents quartiers de Rio de Janeiro – des enfants des favelas aux classes moyennes – pour les rassembler sous un immense drap blanc carré de 20 mètres de côté, percé de trous par lesquels seules leurs têtes émergeaient. Cette foule bigarrée était réunie sous un même « vêtement » abolissant toute hiérarchie sociale et distinction de classe. Cette dimension politique se retrouve chez Romina De Novellis (son travail est présenté à la galerie Alberta Pane, à Venise, sous le titre « Architetture Terrone », jusqu’au 10 septembre 2025), laquelle dénonce les abus et pressions violentes que nos sociétés contemporaines exercent sur les êtres humains (femmes, communautés LGBTQIA+, réfugiés, migrants) et non humains.
« Les situations extrêmes que nous traversons, et continuerons de traverser, font du corps un laboratoire immédiat et fertile. C’est le premier lieu de résistance », insiste Emmanuelle Huynh, danseuse, chorégraphe et performeuse qui anime, depuis 2016, l’atelier danse performance aux Beaux-Arts de Paris.
