À l’endroit de l’interligne, entre visible et dicible, Bruno Decharme, cinéaste et collectionneur, rejoint par la philosophe Barbara Safarova, sa compagne, a constitué en plus de quarante-cinq ans un corpus exceptionnel d’œuvres d’art brut de près de 250 artistes. Ponctuée de courts films retraçant leur parcours, l’exposition se tenant au Grand Palais, à Paris, remet en question les fondements mêmes de l’histoire de l’art et de la légitimation institutionnelle des œuvres.
Forgée par Jean Dubuffet en 1945, l’expression « art brut » désigne des productions échappant aux conventions et aux circuits du marché. Créées dans des contextes d’isolement, psychiatrique ou social, ces œuvres ne relèvent d’aucun dogme. Si le mot « brut » suggère un art non savant, il serait erroné d’y voir une absence de rigueur et de culture. Cet art interroge ainsi la notion même de technique. Ici, le geste, la répétition, l’attention à la matière deviennent lieux d’apprentissage, d’acuité sensible et perceptive.
BROUILLER L’IMAGE
Faits de matériaux pauvres, de tissages visuels et d’accumulations, les œuvres d’art brut sont porteuses d’une étrangeté universelle. Derrière les lignes, les couches et les figures vibre ce que Sigmund Freud appelait « l’inquiétante étrangeté ». Miroirs d’une folie familière, ces créations révèlent l’inouï qui dort en nous.
À ce titre est examinée la notion de marginalité. Dans le sillage des études de Howard Becker*2, il ne s’agit pas de qualifier l’artiste comme « déviant », mais d’interroger les normes sociales et esthétiques qui le travaillent. L’art brut apparaît ici comme un outil critique, remettant en cause les frontières entre art et non-art, entre savoir-faire académique et création spontanée, entre normalité et anormalité.
L’exposition réussit ainsi le pari difficile de présenter avec clarté et pédagogie ce qui, par essence, tend à résister à une vision moderne de la connaissance : celle d’un monde réduit à l’intelligibilité du langage. À rebours de cette logique de la dissection par le mot, l’art brut revendique un désir d’opacité, de reliaison entre des éléments. Emery Blagdon, Emmanuel Derriennic, Zdenek Košek, pour ne citer que quelques artistes, établissent des réseaux, associent ce qui, à première vue, n’avait rien à faire ensemble. Cette « métaphysique du mélange*3 » n’est pas sans recréer un certain chaos, propre au vivant : « Ma tête est comme une ruche », déclare Zdenek Košek. Une manière de brouiller l’image pour nous faire consentir à ne pas tout voir, à nous dessaisir de notre volonté de toute-puissance.
Enfin, l’exposition rend hommage aux passeurs : à celles et ceux qui regardent, écoutent, documentent et transmettent ces œuvres. Car, sans leur attention, ces productions, souvent anonymes, resteraient dans l’oubli. L’art brut, loin d’un folklore de la marginalité, devient ici un levier pour penser autrement l’art, ses institutions, et l’universalité de l’acte de création.
*1 L’exposition est le fruit de la donation par Bruno Decharme de 1000 pièces de sa collection au musée national d’Art moderne – Centre Pompidou en 2021, et dont elle en présente plus de 300.
*2 Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance [1963], Paris, Métailié, 1985.
*3 Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages, 2016.
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« Art brut. Dans l’intimité d’une collection – La donation Decharme au Centre Pompidou », 20 juin-21 septembre 2025, Grand Palais, 17, avenue du Général-Eisenhower, 75008 Paris.
