Les années impaires ont à Venise un charme particulier, depuis qu’elles sont celles de la Biennale d’architecture – en raison du glissement de calendrier provoqué par la pandémie de 2020. Moins encombrées d’enjeux d’ego ou de marché, et surtout sans les pop-up qui pullulent les années paires, celles de la Biennale d’art, transformant le moindre espace disponible à la location en succursale de galerie commerciale ou en institut de soft power diplomatico-culturel. Ce léger effet de marée basse permet de mieux observer le paysage permanent de l’activité artistique de la ville, et notamment la place sans cesse grandissante qu’y occupent les fondations et collections privées dédiées à l’art contemporain.
Les protagonistes historiques de la philanthropie vénitienne (la Fondazione Querini Stampalia depuis 1869 ; la Bevilacqua La Masa depuis 1898) et du collectionnisme international (la Peggy Guggenheim Collection depuis 1952) ont ainsi été rejoints, dans les années 2000, par les musées de la Pinault Collection (le Palazzo Grassi en 2006, la Punta della Dogana en 2009) ; puis, dans les années 2010, par la Fondazione Prada (2011), Le Stanze del Vetro (2013) et la V-A-C Foundation (2017) – récemment renommée Scuola Piccola Zattere pour atténuer sa trop visible influence russe. Enfin, dans les années 2020, vinrent la Fondation Berggruen (2024) et la collection AMA (2025), en attendant la concrétisation du projet de la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo sur l’île de San Giacomodi Paludo.
Dans un paysage aussi dense, l’arrivée d’une fondation de plus aurait pu faire figure de non-événement. Tout au contraire, la justesse des choix opérés par Nicoletta Fiorucci – fondatrice en 2021 à Londres de la fondation qui porte son nom, et instigatrice dans les années 2010 du mythique programme de résidences artistiques Volcano Extravaganza, sur l’île de Stromboli – fait de son espace vénitien, ouvert au printemps 2025, une réussite remarquable.
UN LIEU DISCRET À L’IDENTITÉ FORTE
Justesse du site : le lieu est à l’antithèse des fantasmes de grandeur et de splendeur attachés à Venise jusqu’au lieu commun. Il s’agit d’un ancien orphelinat de jeunes filles, transformé entre les deux guerres en atelier d’artiste (celui du peintre Ettore Tito), puis devenu dans les années 1970 un dispensaire de l’assistance sanitaire aux marins et aux agents portuaires : un palimpseste d’usages et de vécus.
Délicatesse de l’approche : il n’arbore pas de grandes affiches exhibant une charte graphique toute neuve, mais seulement le titre de l’exposition « to love and devour » manuscrit sur l’interphone comme pour se faire à bas bruit une
place dans la profondeur de cette histoire. Sans prétention mais sans timidité.
Justesse totale, surtout, du choix de Tolia Astakhishvili, invitée à accompagner l’espace dans sa métamorphose. Le travail de l’artiste (née en 1974, elle vit entre Tbilissi et Berlin), « c’est le désir d’estomper les frontières entre œuvres personnelles et œuvres collectives, […] entre les œuvres et l’environnement dans lequel elles sont présentées », selon ses propos cités par le commissaire Hans Ulrich Obrist. Pendant l’hiver 2025, Tolia Astakhishvili a apprivoisé l’espace. Avec la complicité de Giorgio Mastinu – bon génie vénitien du projet –, elle a enquêté sur son histoire matérielle, a inspiré et surveillé les premiers travaux nécessaires. Entourée des huit artistes qu’elle a conviés (notamment Rafik Greiss et Thea Djordjadze),elle a enlevé, ajouté, déplacé, déposé, rabaissé, cloisonné. Elle a ouvert des murs, révélé les tuyauteries qui y étaient cachées – exercice de sculpture per via di levare –, prolongé des dessins sur les parois, en jouant des effets de décollage des couches de peinture successives, obstrué des fenêtres pour y animer des ombres chinoises.
Qu’est-ce qui préexistait ? Qu’est-ce qui a été rapporté, modifié, enlevé ? Qu’est-ce qui relève de la ruine, de l’architecture ou de l’œuvre – et qui en est l’auteur ? Toutes ces questions sont soumises au principe d’incertitude. La sensation est celle d’un continuum, d’une osmose, d’un milieu intégrant le visiteur, où Tolia Astakhishvili fait circuler l’air, les formes et les idées, anime les poussières. Comme l’écrit Ryōko Sekiguchi, invitée à performer ses textes pour l’ouverture du lieu : « Vous qui avez franchi le seuil de cet immeuble, qui avez aspiré l’air gratté pour vous faire entendre les sons que vous écoutez, en vous appuyant sur ce mur repeint pour vous accueillir, mais qui laisse passer l’humidité et les sons, assourdis mais bien réels, des gouttes de pluie d’autrefois, pensez-vous que quelques particules des poussières qu’on n’a pas nettoyées font partie de votre corps désormais ? »
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« To love and devour by Tolia Astakhishvili », 8 mai - 23 novembre 2025, Nicoletta Fiorucci Foundation, Dorsoduro 2829, 30123 Venise, Italie.
