« J’avais 20 ans, j’étais paumée. Pour éviter son œil de père déçu par mon oisiveté, mais ne sachant pas quelle direction prendre, juste pour aller quelque part, j’ai suivi des passants au hasard des rues et j’ai photographié ces inconnus dont j’empruntais le parcours. Mon père a aimé, alors je suis devenue artiste et lui, mon premier spectateur. Mais à sa mort, ayant perdu son regard, j’ai eu la tentation de tout arrêter. Je voulais qu’il ait TOUT vu. »
Ce « je » est celui de l’artiste-narratrice Sophie Calle, auteure de l’œuvre Son regard (2020) dont ce texte est issu ; et ce père est bien le sien, Robert, dit Bob, Calle, cardiologue, fondateur-directeur du Carré d’art, à Nîmes, et grand collectionneur décédé en 2015, qui n’aura donc pas tout vu des créations de sa fille, laquelle n’a heureusement pas cédé à la tentation d’abandonner
sa production.
ENTRE ÉLÉGIE ET ROMANCE
Gravées sur une plaque qui vient légender l’image d’une stèle funéraire, ces quelques lignes, qui, au premier abord, évoquent l’épitaphe, nous donnent finalement plutôt le sentiment de la personnalisation d’un trophée, celui d’une relation filiale primordiale et essentielle. Souvent, Sophie Calle rappelle combien elle doit sa vocation d’artiste à son père, « pour lui plaire », dit-elle tout simplement.
Elle lui doit probablement aussi celle de collectionneuse, cette autre manifestation d’une curiosité passionnée. À l’instar de Bob qui n’a cessé de rassembler sans hiérarchiser, mélangeant sur ses murs « grandes et petites choses », Sophie, la collectionneuse, ne se plaît jamais tant que lorsqu’il y a écart, ambiguïté. Contre l’entre-soi des œuvres des « Beaux-Arts », c’est tout naturellement qu’elle s’intéresse à l’art communément appelé « brut » et accepte, en cette année anniversaire de la galerie de Christian Berst, à Paris, l’invitation du spécialiste.
Choisie parmi la centaine d’animaux naturalisés de la collection particulière de l’artiste, une tête de bélier ouvre la ronde d’images, surtout, et de quelques objets d’artistes connus et inconnus, formant un grand memento mori jamais morbide. Entre élégie et romance, l’ensemble consacré au manque, cette force sous-jacente du désir, rassemble aux côtés d’œuvres de Sophie Calle elle-même, celles de Miroslav Tichý, de Lindsay Caldicott ou encore d’anonymes, comme ces anciens opérateurs photographiques qui tirent le portrait de nourrissons dont les mères, soutiens indispensables mais à peine visibles, sont maladroitement dissimulées sous des voiles. La vie commune de ces œuvres et des êtres qu’elles représentent esquisse dans ses combinaisons étranges, et parfois miraculeuses, de nouvelles intrigues dans le grand récit de soi, pour et avec les autres, de Sophie Calle.
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« Le manque », 13 mai-21 juin 2025, galerie Christian berst – art brut, 3-5, passage des Gravilliers, 75003 Paris.