À l’heure où certains pouvoirs se proposent de réécrire l’Histoire, par exemple aux États-Unis, le directeur des Rencontres d’Arles, Christoph Wiesner, entend célébrer la puissance de résistance des images : « Nous avons voulu rassembler des images qui résistent aux normes, aux récits imposés, aux regards figés. […] La photographie ne se laisse jamais dompter. Même censurée, elle finit toujours par réapparaître. »
Cette indocilité, les organisateurs sont allés la trouver aux confins du globe. À l’église Saint-Anne, une grande exposition met à l’honneur la scène contemporaine australienne. Sous le titre « On Country », elle interroge la notion d’appartenance à un territoire, envisageant l’écriture d’une histoire commune à travers des regards autochtones et non-autochtones. La visite se déroule au son des chants traditionnels des Premières Nations et s’ouvre sur les cicatrices de la colonisation mises en lumière par Ricky Maynard, Adam Ferguson et Tace Stevens. La question des minorités est au cœur de cette exposition, que ce soient les nouvelles migrations dans l’œuvre d’Atong Atem et Wani Toaishara ou la place de la communauté queer dans la société australienne. J Davies l’aborde au prisme du concept de Tiaki (« prendre soin » en Māori) tandis que le collectif The Huxleys propose, à grand renfort de paillettes, une réinterprétation camp des cartes postales qui façonnent notre perception d’un territoire.

Mayara Ferrão, Le Mariage, extrait de L’Album de l’oubli, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
À l’honneur cette année, le Brésil est représenté par quatre expositions. Si « Construction Déconstruction Reconstruction », à Luma Arles, regarde du côté de l’Histoire en retraçant l’émergence de la photographie moderniste au Brésil de 1939 à 1964, « Futurs ancestraux » (église des Trinitaires) révèle toute la vitalité de la création contemporaine brésilienne. Autoportrait, collage, vidéo et intelligence artificielle, les photographes réécrivent le récit du pays et de son peuple. Mayara Ferrão s’empare de l’IA pour recréer des scènes d’amour entre les femmes esclaves noires du Brésil, qu’il serait impossible de trouver dans les archives d’une Histoire « construite par des mains blanches et patriarcales ». Conçue par l’artiste Guilherme Cunha, « Retratistas do Morro », à Croisière, nous plonge dans l’intimité de la favela Serra à Belo Horizonte, que les photographes João Mendes et Afonso Pimenta documentent depuis plus de soixante ans. Un portrait humain, à rebours des clichés véhiculés par les médias. À quelques pas, la Maison des peintres revient sur les débuts de Claudia Andujar, la formation de son langage visuel et la confirmation de son engagement politique, qui préfigurent son grand projet autour du peuple Yanomami.
La scène émergente fait elle aussi entendre sa voix avec puissance. Les lauréats du Prix Découverte Fondation Louis Roederer seront difficiles à départager tant les sept projets présentés, sélectionnés par le commissaire d’exposition César González-Aguirre, brillent par la finesse de leurs propositions. De la menace nucléaire aux questions d’identité, tous cherchent à ébranler les discours dominants. Deux projets abordent la masculinité à travers la notion de formatage. Chez Julie Joubert, il est militaire : la photographe a documenté la Légion étrangère en France. Chez Denis Serrano, il est culturel, profondément ancré dans l’éducation des garçons au Mexique, à qui l’on refuse toute dimension affective. Plus loin, à la Maison des peintres, l’artiste réunionnais Brandon Gercara mêle photographie, vidéo et performance pour, à travers la pratique du drag, attirer nos regards sur la réalité queer réunionnaise.

Louis Stettner, Manifestation pour United Farm Workers, New York, vers 1975. Avec l’aimable autorisation des Archives Stettner, Saint-Ouen
Le pan historique de la programmation est quant à lui l’occasion de (re)découvrir certaines écritures photographiques. À l’Espace Van Gogh, une exposition revient sur la vie et l’œuvre de Louis Stettner (1922-2016), photographe engagé, dont les images sont résolument tournées vers l’humain sans pour autant sacrifier la forme. La rétrospective consacrée à Letizia Battaglia (1935-2022) poursuit la remise en lumière de cette photographe tout aussi engagée, qui a peint un portrait sans détour mais plein de tendresse de sa Palerme natale. Coup de cœur unanime de cette édition, l’hommage de Luma Arles à David Armstrong et ses portraits de l’underground new-yorkais des années 1970 est un moment de pure poésie. Grand ami de Nan Goldin – présente elle aussi cette année en tant que lauréate du prix Kering Women in Motion –, il est le miroir tendre de sa radicalité. Les clichés d’Armstrong sont empreints d’un silence qui nous embaume. Toute l’exubérance de cette génération s’apaise devant son objectif, pour embrasser une douce mélancolie.

Erica Lennard, Elizabeth, Neauphle-le-Château, automne 1972. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / La Galerie Rouge
Une des grandes thématiques de cette édition est la famille. Pour Camille Lévêque (Ground Control) et Diana Markosian (Espace Monoprix), celle-ci s’est construite autour de l’absence d’un père qu’elles ont chacune recherché, l’une à travers une réflexion autour de la paternité, l’autre dans une quête bouleversante qui l’a finalement menée à retrouver ce père désormais étranger. La famille est aussi celle que l’on choisit, comme sa famille féministe. À l’Espace Van Gogh, on découvre l’œuvre de la photographe américaine Erica Lennard, née en 1950. De Berkeley à la France, le rapport photographique qu’elle entretient avec sa sœur ou d’autres femmes l’amène à s’interroger sur le concept de sororité, repris aujourd’hui par toute une nouvelle génération de féministes. Dans la même veine, sa compatriote Carmen Winant a construit un dialogue poétique avec Carol Newhouse, cofondatrice de la communauté féministe lesbienne WomanShare. Des autoportraits en double exposition qui incarnent les questionnements de Winant sur l’impact des mouvements féministes de cette époque. À la Commanderie Sainte-Luce, Agnès Geoffray rend un hommage très juste aux jeunes filles envoyées entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle dans des institutions publiques de placement pour mineures, à travers une scénographie saisissante mêlant document d’archives, textes et portraits en résistantes.
Cette sélection ne saurait être exhaustive tant les propositions de cette 56e édition foisonnent. Femmes, scène émergente, regard global et engagé : à Arles, la photographie affirme haut et fort ses combats et, comme Louis Stettner, ne cède en rien sur la forme.
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56e édition des Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 5 octobre 2025, divers lieux, 13200 Arles
