Jo Spence est une figure essentielle de la scène photographique et activiste londonienne des années 1970 et 1980. Née en 1934 dans une famille ouvrière, elle découvre la photographie en autodidacte, en travaillant comme secrétaire dans un laboratoire de développement avant d’ouvrir son propre studio, où elle réalise les portraits qui rythment la vie des familles. Elle est aux premières loges pour observer la manière dont les stéréotypes se mettent en place devant l’objectif, façonnant une représentation sociale qu’elle passera sa vie à déconstruire, avec cet humour incisif dont elle seule avait le secret.
À partir des années 1970, sa pratique devient de plus en plus militante, notamment à travers les actions menées par les collectifs Hackney Flashers puis par Camera Work et le Photography Workshop. Imprégnée de féminisme autant que de marxisme, elle s’intéresse aux questions de genre et de classe tout en menant un travail de démystification de la photographie pour en faire un outil d’émancipation politique.
Lorsqu’elle est diagnostiquée atteinte d’un cancer du sein à l’âge de 48 ans, Jo Spence se retrouve seule face à un système médical défaillant – nous sommes alors au cœur des années Thatcher – et aliénant, particulièrement à l’encontre des femmes. La photographe développe à travers plusieurs séries une réflexion sur la construction d’un corps féminin malade et médicalisé. L’exposition dévoile plusieurs autoportraits saisissants dans lesquels brille sa personnalité subversive. Sur un sein que l’on s’apprête à lui retirer, elle arbore avec une fierté féroce l’inscription « Property of Jo Spence ».
C’est à la suite de cette expérience médicale que Jo Spence développe, avec la photographe Rosy Martin, ce qu’elles appelleront la « photo-thérapie ». Devant l’appareil, elle rejoue des scènes vécues à l’hôpital pour se réapproprier son expérience de patiente et renverser la soumission en une démarche active. « How do I begin to take responsibility for my body ? », écrit-elle au marqueur sur un corps qu’elle fragmente dans un montage de détails photographiques. Au fil du temps, cette pratique dépasse la seule sphère médicale pour explorer plus largement son histoire personnelle ainsi que son identité de femme soumise aux archétypes de genre et de classe, souvent à partir de photographies de famille ou de souvenirs refoulés qu’elle met en scène devant l’objectif.

Jo Spence, The Final Project [Specimen Jars], 1991-1992, en collaboration avec Terry Dennett. Jo Spence Memorial Library Archive Birkbeck, University of London, Londres
C’est toute cette approche thérapeutique et politique de la photographie, menée jusqu’à ses derniers instants, alors qu’elle est atteinte d’une leucémie qui l’emportera en 1992, que l’exposition met en lumière avec intelligence. La grande force de cette présentation est de rester fidèle à la photographie telle que Jo Spence l’envisageait : dans sa visée démocratique et son approche amateur revendiquée, plutôt que dans une sanctification de l’œuvre. Si plusieurs tirages originaux, prêtés par la galerie Richard Saltoun (Londres), sont présentés, les commissaires ont surtout puisé dans les collections de la Jo Spence Memorial Library Archive (Birkbeck University, Londres) pour proposer une visite au fil de clichés collés sur du papier cartonné et accompagnés de textes dactylographiés ou manuscrits, d’images collectées par Jo Spence dans la presse, ainsi que de nombreux laminates — des photomontages plastifiés que la photographe faisait circuler dans une pochette à dessin. Sont également reproduits, de manière inédite, plusieurs des quarante scrapbooks qu’elle a réalisés entre 1980 et 1992. Acquis par le Centre Pompidou en 2019, ces objets hybrides et viscéraux sont le plus bel exemple de la manière dont Jo Spence faisait de l’intime un terrain d’expérimentation visuelle et un outil militant. Il était grand temps que la France découvre la puissance singulière son œuvre.
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« Jo Spence », un projet de Georgia René-Worms en collaboration avec Gallien Déjean et Emmanuel Guy, jusqu’au 22 novembre 2025, Treize, 24 rue Moret, 75011 Paris
![Jo Spence, Scrapbook ["Love me whatever I do"], [1984?]. SPE9, Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Fonds Jo Spence](https://cdn.sanity.io/images/e1i1ex1t/production/f8945840594370fa078e012605e09c223417156a-6468x4978.jpg?rect=2,0,6465,4978&w=1200&h=924&fit=crop&auto=format)