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Analyse

Un faux Gauguin au Kunstmuseum de Bâle ?

L’« Autoportrait aux lunettes », attribué à Paul Gauguin, serait l’œuvre d’un autre, selon Fabrice Fourmanoir, un collectionneur français qui s’est fait une spécialité de pister les faux du peintre. Le musée suisse, où le tableau est conservé depuis 1945, l’a décroché de ses cimaises. Explications.

Éric Tariant
25 juin 2025
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Attribué à Paul Gauguin, Autoportrait aux lunettes, 1903, huile sur toile, Bâle, Kunstmuseum. Courtesy du Kunstmuseum Basel

Attribué à Paul Gauguin, Autoportrait aux lunettes, 1903, huile sur toile, Bâle, Kunstmuseum. Courtesy du Kunstmuseum Basel

C’est un étrange autoportrait. La toile, d’un format inhabituel (41,4 × 23,5 cm), dépeint un homme mélancolique, au regard triste. Elle se distingue très nettement des autres autoportraits de Paul Gauguin (1848-1903), beaucoup plus saisissants, dans lesquels il se dissimule volontiers derrière un masque qu’il se forge – des tableaux visant à attirer l’attention et à fabriquer soigneusement l’image qu’il souhaite laisser de lui.

Ainsi, dans l’Autoportrait avec le portrait de Bernard (ou Les Misérables), le peintre apparaît sous les traits d’un robuste moustachu aux yeux verts, en paria de la société, méprisé et rejeté par le monde de l’art – comme Jean Valjean dans le roman Les Misérables (1862) de Victor Hugo. Sur cette toile de 1888, Paul Gauguin a exagérément accentué son nez en bec d’aigle. Un appendice singulier révélant son origine péruvienne – « inca » selon ses propres mots – dont il se montrait très fier. Dans l’Autoportrait aux lunettes, le nez est droit, et les yeux du peintre ne sont plus verts ou marron vert, comme sur ses autres toiles, mais bleus.

Une toile ni datée ni signée

« Le tableau a, en outre, été réalisé avec très peu de matière, ce qui est inhabituel chez le peintre. Et il n’est ni daté ni signé. Ce qui est aussi très exceptionnel », souligne Fabrice Fourmanoir, un collectionneur français vivant au Mexique, reconverti dans la traque des fausses peintures de Paul Gauguin. À son tableau de chasse figurent déjà deux musées : le Getty Museum, à Los Angeles, et la Tate Gallery, à Londres, lesquels ont dû, chacun, désattribuer une œuvre de Paul Gauguin conservée dans leurs collections – une sculpture, Tête à corne (vers 1894), pour le premier ; une peinture, Tahitiens (vers 1891), pour le second.

Né à Calais, il y a 68 ans, ce bourlingueur a été tour à tour marin sur les mers australes, prospecteur de cobalt et de nickel, galeriste à Tahiti, puis marchand et collectionneur d’art. Il s’est constitué une riche bibliothèque sur l’histoire de la Polynésie. Marié trois fois à des Polynésiennes, Fabrice Fourmanoir a passé plus de trente ans sur ce territoire d’outre-mer français. Ses motivations ? « L’aventure, l’adrénaline. Je fais tout cela par défi, et aussi pour la mémoire de Paul Gauguin », nous explique-t-il, par messagerie, début mai, depuis son ranch mexicain blotti au milieu de la forêt.

Fabrice Fourmanoir est convaincu que l’Autoportrait aux lunettes n’a pas été peint par Paul Gauguin, mais par Nguyen Van Cam, dit Ky Dong, un émigré vietnamien exilé aux Marquises par les autorités françaises en 1898. C’est Pierre Napoléon, le fils de Ky Dong, qui le lui aurait affirmé dans les années 1980, quand Fabrice Fourmanoir vivait en Polynésie. Ky Dong était un ami de Paul Gauguin, lequel lui avait appris à peindre.

Fabrice Fourmanoir. Photo D.R.

Le catalogue raisonné numérique des peintures de Gauguin (1889-1903), réalisé par le Wildenstein Plattner Institute (WPI), indique que le tableau aurait été donné, en 1903, par Nguyen Van Cam à Louis Grélet, un marchand d’alcool suisse ayant séjourné aux Marquises, sur l’île de Hiva Oa, où il a côtoyé Paul Gauguin. Notre informateur a retrouvé des écrits prouvant que ce ne serait pas l’Autoportrait aux lunettes que Ky Dong aurait donné à Louis Grélet, mais un petit portrait de lui-même exécuté par Paul Gauguin, lequel le lui aurait cédé « en témoignage d’amitié ».

C’est ce qu’écrit Guillaume Le Bronnec, un Breton arrivé aux Marquises en 1910, qui a enquêté et pris le temps de s’entretenir avec des proches de Paul Gauguin, dont il a retranscrit les propos dans son Journal de la Société des océanistes. « C’est ainsi que Louis Grélet, une fois rentré en Suisse, chez lui à Vevey, a inventé cette forgerie pour faire croire qu’il détenait un autoportrait de Paul Gauguin, de façon à le vendre à un bon prix », poursuit le chasseur de faux. Celui-ci remet en cause également la datation de l’œuvre – 1903, selon le catalogue raisonné du WPI.

Paul Gauguin n’écrit-il pas, en février 1903 – peu avant son décès en mai –, dans un courrier adressé à son ami et confident Daniel de Monfreid, qu’il n’a « pas touché un pinceau depuis près de trois mois » et que sa vue lui « donne de sérieuses inquiétudes » ? Il n’apparaît donc pas en état de peindre l’année de sa disparition.

Fabrice Fourmanoir estime que l’Autoportrait aux lunettes a été exécuté en 1916, lorsque Louis Grélet s’est rendu aux Marquises pour s’occuper de la succession de son frère qui venait d’y décéder. « Louis Grélet suivait de très près l’actualité de Paul Gauguin. Il a su que ses tableaux se vendaient très cher. Quand il est revenu à Tahiti en 1916, il a cherché sans succès des œuvres du maître. C’est comme cela que lui est venue l’idée de faire un faux, qu’il a fait réaliser par Ky Dong », en conclut Fabrice Fourmanoir.

Le Kunstmuseum de Bâle prend l’affaire très au sérieux, et des recherches sur L’Autoportrait aux lunettes sont en train d’être menées.

Une disparition de près de vingt ans

Que penser alors de l’attestation faite le 16 septembre 1924 par Charlier, le chef du service judiciaire à Tahiti – qui était allé rencontrer Ky Dong à Papeete –, dans laquelle Ky Dong confirmait que le tableau qu’il avait donné à Louis Grélet avait « été peint par Paul Gauguin lui-même » ? Aurait-elle été extorquée au réfugié vietnamien ? « En tant qu’exilé politique, Ky Dong aurait été jeté en prison jusqu’à la fin de ses jours s’il avait avoué qu’il avait réalisé un faux », soutient Fabrice Fourmanoir.

On perd ensuite, pendant dix-neuf ans, toutes traces du tableau, prétendument donné en 1905 à Louis Grélet. Ce dernier l’aurait cédé en 1924 à un ami suisse, Jean-Louis Ormond, son voisin à Vevey, d’après un écrit retrouvé par le chasseur de faux. L’Autoportrait aux lunettes refait soudain surface le 6 février 1924, dans une vente organisée à Londres par Sotheby’s, où la toile est acquise, bizarrement, par le propre père de Jean-Louis Ormond : Louis-Francis Ormond. Pourquoi recourir à une vente publique – et pas à une vente privée – dans un tel contexte, si ce n’est par volonté de conférer à l’œuvre un pedigree ? « Sotheby’s a accepté de mettre en vente ce portrait douteux, car l’œuvre avait été cautionnée par John Singer Sargent, le fameux portraitiste américain qui se trouvait être l’oncle de Jean-Louis Ormond », précise Fabrice Fourmanoir. Quatre ans plus tard, Louis-Francis Ormond la revend au collectionneur suisse Karl Hoffmann, qui en fait don, en 1945, au Kunstmuseum de Bâle.

Que pense le WPI de ces allégations ? « Je n’approuve en rien la remise en cause de nombreuses œuvres par Fabrice Fourmanoir, et, en particulier, celle de l’Autoportrait aux lunettes », nous écrit Sylvie Crussard, coautrice du catalogue raisonné du WPI. Cinq ans plus tôt, le 12 août 2020, cette spécialiste de Paul Gauguin qualifiait pourtant Fabrice Fourmanoir de « chercheur estimable [qui] connaît très bien le Pacifique et déniche beaucoup de choses intéressantes », dans les colonnes du Journal du dimanche.

Le Kunstmuseum de Bâle prend l’affaire très au sérieux, et des recherches sur la toile sont en cours, notamment des examens de radiologie, de réflectographie infrarouge et de fluorescence. « Nous rendrons compte des résultats, probablement dans le courant de l’été », précise Eva Reifert, conservatrice de l’art du XIXe siècle et de l’art moderne au musée bâlois. Cette dernière rappelle que « des doutes sur l’authenticité du tableau avaient été exprimés dès les années 1920 et qu’ils avaient perduré jusqu’aux années 1960 ». Ainsi par Georg Schmidt, le directeur du Kunstmuseum de Bâle de 1939 à 1961. Des suspicions qui seront étouffées par les affirmations de plusieurs experts martelant que l’Autoportrait aux lunettes est incontestablement une œuvre de Paul Gauguin.

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