À l’initiative de l’association locale Focus, le Gabès Cinéma Fen met à l’honneur les arts vidéo ainsi qu’un cinéma documentaire et expérimental exigeant. Comme le souligne Fatma Kilani, fondatrice et directrice de La Boîte – un centre d’art contemporain situé à Tunis et partenaire de la manifestation –, la tenue d’un tel festival en périphérie de la capitale relève de la gageure : « C’est un miracle, comme toute édition d’un festival dans nos pays, reconnaît-elle. Nous vivons une crise économique certes mondiale, mais elle s’est fortement accrue en Tunisie. Cependant, il existe toujours une volonté commune de soutenir un événement qui reste important pour une région encore marginalisée. »
Un axe écologique fort
Connue pour son oasis sise en bord de Méditerranée, la ville de Gabès souffre depuis des décennies d’une pollution industrielle, dont sont tenues responsables des usines chimiques nationales exploitant le phosphate provenant de Gafsa, au nord-ouest de Gabès. La pollution est telle, nous explique Mohamed Amine Hamouda, un artiste de la région, que l’écosystème oasien est durablement menacé.
Aussi, la programmation de cette édition a fait la part belle, à travers ses différents secteurs, aux questions environnementales. En plein cœur de l’oasis de Chenini, la section Ciné-Terre a présenté une série de courts métrages libanais réalisés en 2024, qui se distinguent par leur esthétique dystopique ; à l’image du documentaire de Muriele Honein, A Grotto for Sale (À vendre, grotte naturelle), dans lequel la réalisatrice imagine qu’une grotte de la région du Nord-Liban viendrait à être bradée pour assouvir la spéculation immobilière.
Directeur artistique de la section art vidéo El Kazma, l’artiste sénégalais Hamedine Kane a fait débuter les projections – se déroulant dans des conteneurs situés sur la corniche – par une vidéo de Kapwani Kiwanga, Vumbi (2012), dans laquelle l’artiste nettoie une à une les feuilles d’un arbre maculé de poussière.
Mais la programmation imaginée par le commissaire a surtout mis en avant la dimension expérimentale de travaux d’artistes africains, tel le Mauritanien Azzedine Saleck, dont la vidéo Dune (2022) fait dialoguer le témoignage d’un ancien détenu de Guantánamo avec une performance artistique cherchant à vider le désert de son sable. De son côté, l’artiste belgo-congolais Léonard Pongo explore dans Tales from the Source (2024), à travers l’emprunt à une imagerie multispectracle, la dimension palimpseste du paysage.
« À chaque fois que l’on me propose un espace de création ou de résidence, comme ce fut le cas avec l’École des mutants [plateforme collaborative d’art et de recherche], un projet né à Dakar en 2018, je le partage avec des artistes dont je suis le travail sur le long terme », précise Hamedine Kane.
Aux côtés d’artistes renommés, le commissaire a convié des vidéastes, tel Fabrice Pichat, réalisateur d’Interno (2021), une vidéo conceptuelle dans laquelle l’image d’une bûche se consumant est accompagnée par des sons captés à l’aide de sondes acoustiques placées à l’intérieur du bois, suscitant une inquiétante étrangeté. Avec $75,000 (2020), l’artiste malien Moïse Togo plonge le spectateur dans le quotidien de personnes albinos, victimes en Afrique de discrimination et de meurtres rituels, à travers une modélisation 3D et la photogrammétrie assimilant la peau à un paysage tout aussi énigmatique que fragile. « Il me tenait à cœur de prolonger la problématique relative à ce que l’on fait subir à la nature par une réflexion sur ce que l’on fait également subir aux corps », ajoute Hamedine Kane.

Projection du court métrage documentaire animé Machini (2019) de Frank Mukunday & Tétshim dans un des conteneurs de la section art vidéo El Kazma. Courtesy du Gabes Cinéma Fen
Des œuvres engagées
Dans la section Cinéma, placée sous le commissariat de Sofian El Fani et Sarra Maali, de nombreux documentaires engagés ont tenu le haut du pavé, à l’image de La Langue du feu (2024) de l’Algérien Tarek Sami, dans lequel le réalisateur propose une odyssée dédiée aux errements de migrants dont il efface toute référence géographique, ou du film palestinien produit par Carol Mansour et Muna Khalidi, A State of Passion (2024), consacré au chirurgien palestinien-britannique Ghassan Abu Sittah, devenu l’une des figures de proue de la contestation face à la situation à Gaza, en Palestine.
Plusieurs travaux vidéo ont mis en avant les contradictions du présent, comme dans la section K Off dévolue aux artistes émergents tunisiens, ou celles d’un héritage colonial tombé souvent dans les limbes de l’histoire. La documentariste suisse Laurence Bonvin interroge dans Ghost Fair Trade (2022), en compagnie de l’artiste sénégalais Cheikh Ndiaye, les vestiges d’une architecture moderniste commandée, en son temps, par Léopold Sédar Senghor pour accueillir la Foire internationale de Dakar.
Dans une vidéo de 2023, Aequare, The Future that Never Was (Aequare, l’avenir qui n’a jamais eu lieu) – à laquelle fait écho son premier long métrage réalisé en 2025, The Tree of Authenticity (L’Arbre de l’authenticité) –, Sammy Baloji s’intéresse à la forêt tropicale située dans la ville de Yangambi, en République démocratique du Congo, où se trouve un ancien institut de recherche agronomique. À travers une superposition d’images d’archives et contemporaines, l’artiste montre la persistance de gestes hérités de l’époque coloniale ; le passé continuant de hanter, tel un spectre, le présent.
