De taille modeste et d’une grande simplicité, l’endroit se trouve dans un immeuble où Pablo Picasso a aussi eu son atelier dans les premières années du XXe siècle. La pièce est jonchée de toiles récentes, toutes retournées, à l’exception de l’une d’entre elles, de la série Responses. « Monsieur Lee », comme ses proches l’appellent, prépare lui-même des tasses de thé, dans un service de porcelaine qu’il a peint. Il est accompagné de Kyoko Hirota, sa traductrice du japonais au français depuis de nombreuses années – le français qu’il n’a jamais appris, mais dont on devine qu’il le devine, peut-être une façon de conserver une distance au monde autour de lui.
Qu’est-ce qui vous a attiré à Paris et conduit à vous y installer en partie ?
Cela a été comme une grâce. En 1971, j’ai participé pour la première fois à la Biennale de Paris. Ensuite, à l’exception de 1972, j’y suis revenu régulièrement pour trois ou six mois. Cependant, dans les années 1970, ce sont surtout les galeries et les musées allemands qui m’ont formé, alors que j’étais étudiant. Puis j’ai eu la chance de travailler de plus en plus en France. Aujourd’hui, ce pays est mon centre d’activité. Et pourtant, je n’ai jamais appris le français.
Nous nous trouvons dans votre atelier, dans un lieu que Pablo Picasso a choisi avant vous, lui-même dans les pas de son ami le peintre Carles Casagemas. Êtes-vous sensible à cette histoire ?
Avant de m’installer ici, chaque fois que je me rendais à Paris, j’allais à l’hôtel ou je résidais à la Cité internationale des arts. Un jour, une galerie allemande m’a proposé de venir à Düsseldorf, car elle disposait d’un grand entrepôt où je pourrais travailler. Dominique Bozo, qui présidait le Centre Pompidou [1991-1993], a su que j’étais là. Il m’a convié à prendre un café et m’a dit qu’il me trouverait un atelier à Paris. Par hasard, l’épouse du P.-D. G. de Nina Ricci possédait cet atelier, proche de Montmartre, un lieu où a vécu Olga, la première épouse de Pablo Picasso, où Georges Braque est passé... Au début, c’était temporaire, j’avais le projet de m’agrandir. Mais cet endroit me donnait l’impression que Pablo Picasso m’invitait chez lui, et il y a maintenant plus de vingt ans que je suis là.
Votre travail a ses origines dans les mouvements Dansaekhwa en Corée [mouvement de peinture coréen né dans les années 1970 et centré sur le monochrome] et Mono-ha au Japon [(école des choses), mouvement artistique japonais né à Tokyo au milieu des années 1960, utilisant des matériaux naturels et industriels non transformés]. Puis vous avez tracé votre propre voie. Quelle est, selon vous, l’actualité de ces mouvements dans la création contemporaine ?
La seconde moitié du XXe siècle a connu des courants révolutionnaires un peu partout dans le monde. Les États-Unis ont subi une défaite avec la guerre du Vietnam [1959-1975]. Le colonialisme et la civilisation moderne étaient en train de s’écrouler. On ressentait encore l’atmosphère de la guerre froide, mais on sentait aussi que cela ne tenait plus. Le scepticisme général a notamment engendré l’apparition du mouvement hippie aux États-Unis, de Mai 68 en France et de groupuscules intellectuels révolutionnaires au Japon. Ils voulaient détruire ce qui avait été construit depuis la Renaissance et bâtir quelque chose de nouveau. C’était à la fois une fin et un nouveau départ. Dans l’art, il y a eu l’arte povera en Italie, Supports/Surface en France, Mono-ha au Japon, Dansaekhwa en Corée : c’était l’occasion de tout remettre en cause. Je ne crois pas que ces mouvements existent encore, mais, comme je les ai traversés, ils font partie de mon histoire.
Deux de vos œuvres sont exposées dans « Minimal » à la Bourse de Commerce – Pinault Collection [du 8 octobre 2025 au 19 janvier 2026], à Paris. Dans le minimalisme, avez-vous découvert un art qui vous a conduit à d’autres recherches, ou bien avez-vous reconnu quelque chose que vous portiez en vous ?
Lorsque l’on parle de l’art minimal, je pense aux propos du théoricien américain Donald Judd : « Ce n’est pas ce qu’il n’est pas, c’est ce qu’il est. » On réduit et on réduit encore : il ne reste que le minimum. C’est parfois juste, et parfois pas. Ce qui est exposé à la Bourse de Commerce n’est pas exactement cela. La commissaire Jessica Morgan m’a présenté le parcours. Elle suggère qu’au travers des choses les plus simples, on peut voir la réalité autrement. À partir des années 1960-1970, ma pensée était opposée à ce qu’énonçait Donald Judd. Je dirais plutôt que si l’on réduit les éléments au minimum, on découvre quelque chose que l’on ne voyait pas auparavant. C’est l’invisible qui m’a intéressé, la relation entre les objets, et entre les objets et l’environnement et l’espace. Dans « Minimal », je présente deux œuvres. Relatum [1969] est une plaque de verre sur laquelle une pierre a chuté, produisant des fissures qui sont montrées comme telles. Cela avait initialement une dimension politique très forte. Je voulais casser les conventions. La confrontation d’un acte et d’une chose crée une relation. La deuxième œuvre est un tableau de petit format de la série From Line [1978] : des lignes foncées deviennent de plus en plus pâles. C’est une image du temps qui passe. Je fais réfléchir les visiteurs à partir d’un minimum d’éléments. Je ne sais pas si cela fait partie du minimalisme.
Vous avez demandé à l’architecte japonais Tadao Andō d’élaborer des musées pour vous, en France, à Arles (Bouches- du-Rhône) et au Japon, à Naoshima. Comment avez-vous travaillé avec lui ? Qu’est-ce qui vous lie ?
Avec Tadao Andō, j’ai une légère différence d’âge [de cinq ans], mais, depuis les années 1970, nous avons respiré le même « air du temps ». En tant qu’architecte, Tadao Andō crée des espaces sereins, silencieux. Je suis moi-même stoïque dans mes œuvres, et c’est la sérénité que je mets au premier plan. Nos travaux dégagent une atmosphère analogue. Il y a entre nous une très forte affinité. Le président de la Fukutake Foundation – qui gère le site de l’île de Naoshima –, Hideaki Fukutake, a sollicité Tadao Andō, lequel m’a invité à son tour.
À Arles, au contraire, il s’agit d’un monument historique classé du XVIIe siècle. Nous ne pouvions rien toucher. J’ai demandé à Tadao Andō de laisser sa trace sur ce lieu. Nous sommes tous les deux taciturnes et n’abordons pas la réalité directement. Nous travaillons en faisant un pas de côté, en étant en retrait. Nous avons ainsi conçu un espace pur à Arles, sans avoir vraiment besoin d’en discuter. Il y a toujours eu entre nous un accord implicite.

Lee Ufan, Relatum – The Narrow Road, 2021, acier poli et pierre, allée des sarcophages, Les Alyscamps, Arles, 2022. Courtesy du Studio Lee Ufan et de Mennour. Photo Claire Dorn
J’ai été très émue par l’exposition des Alyscamps, « Requiem » [du 30 octobre 2021 au 30 septembre 2022, Arles] par la coexistence de la mort (puisqu’il s’agit d’une nécropole) et de la vie que l’on y ressent à travers le souffle du vent et le bruit des feuilles. De même, la vie et la mort me semblent cohabiter en permanence dans votre travail. Est-ce quelque chose que vous formulez ainsi ?
C’est exactement cela. Mon exposition de sculptures dans le parc du château de Versailles [de juin à novembre 2014] m’a fait relever un défi. J’ai fait une dédicace à André Le Nôtre, le jardinier du roi Louis XIV : une sorte de tombeau pour lui rendre hommage, un premier rapport avec la mort. Quant aux Alyscamps, l’endroit m’a stupéfié lorsque j’y ai mis les pieds la première fois : c’est une nécropole d’époque romaine qui n’est plus utilisée depuis le Moyen Âge. Il y a peu de lumière, cela fait même un peu peur... Plus je me rendais sur le site, plus je m’y suis habitué : je me suis rendu compte que j’avais non pas à développer mes idées sur place, mais à proposer une rencontre avec le lieu. Et je me suis senti confiant. La mort est au-delà de ce qui existe. Il y a la mort d’aujourd’hui et la mort dans le passé. Je me suis dit que si je revenais le soir, je pourrais voir des fantômes. J’en avais envie. Il devrait y avoir une communication avec l’au-delà. L’art convoque l’inconnu. Il est toujours en communication avec les mystères à venir et avec ceux du passé. D’ailleurs, il n’y a pas d’art sans évocation de la mort, un espace métaphysique. Il y a des rapports entre la mort et la vie. Voilà ce à quoi je pense en permanence.
À Naoshima, l’arche qui se trouve dans le jardin devant votre musée, Porte vers l’infini (2019), s’intègre dans le paysage en proposant à la fois de regarder vers l’horizon de la mer – l’inconnu ou la mort – et vers la vie – le bruit de la nature, des oiseaux. Êtes-vous d’accord avec cela ?
L’art ressemble à ce que vous venez de décrire. Je serais heureux si tout le monde percevait les choses ainsi. Mais ce n’est pas le cas, et de nombreuses personnes oublient ce genre de sensations. C’est cette rencontre qui compte. Tout ce que l’on ne voit pas habituellement devient visible. On peut alors ressentir quelque chose de plus profond. Si l’on pouvait rendre visible momentanément tout ce qui est invisible autour de nous, ce serait déjà très bien.
À l’intérieur du musée, les sculptures et peintures entre lesquelles le visiteur se promène sont liées les unes aux autres comme si elles formaient une œuvre en soi. Comment avez-vous composé cette partition ?
Lorsque je travaille avec Tadao Andō, j’esquisse des concepts que je lui livre. Il m’a demandé le musée que je souhaitais. Au sujet de Naoshima, je lui ai signifié que j’aimerais faire trois ou quatre volumes dans l’architecture. L’entrée est une invitation de la mer vers l’intérieur. Je lui ai dit que je voulais donner l’impression de pénétrer dans une grotte comme dans un corps, puis de ressortir vers l’extérieur. Et comme nous avons expérimenté ce corps, le paysage que l’on voit en sortant devient autre. Dans l’espace intérieur, il y a des points, des lignes, des pentes... Toutes ces expériences doivent être vécues pleinement par le visiteur avec son propre corps. Ce n’est pas mon idée ni le concept de Tadao Andō. Par notre inconscient, certaines choses résonnent. C’est comme être dans la nature, le cosmos. C’est ainsi que cet espace est né.

Lee Ufan, Relatum – Shadow of Stone, 2010, pierre, ombre et projection, Lee Ufan Museum, Naoshima, Japon.
Courtesy du Studio Lee Ufan et de Mennour. Photo Tadasu Yamamoto
Les musées d’Arles et de Naoshima sont très différents, mais ils ont en commun de montrer chacun une œuvre avec une vidéo, comme le cœur battant de leur parcours. Vos peintures et vos sculptures présentent déjà des mouvements. À quoi correspondent pour vous ces images animées ?
En général, je me retiens de faire des vidéos. Mais j’en ai choisi une pour le musée de Naoshima : c’est un endroit dont la nature est très riche et qui est peu historique. J’ai mis en avant tout ce qui était naturel, des astres comme la lune se levant et se couchant. Vous parlez de palpitation du cœur, et cela me fait plaisir. Arles, au contraire, est une cité historique. J’ai voulu y montrer la palpitation des personnes ayant vécu là : on voit des nuages et des oiseaux qui passent. J’évoque la réalité du temps qui coule sur la ville. Mes peintures et mes sculptures sont fixes, mais, à travers elles, je souhaite faire ressentir la palpitation du monde extérieur, de l’espace qui entoure ces œuvres, la vie avec un cœur battant.
La présence d’extrêmes qui se rejoignent, comme la vie et la mort ou le mouvement et l’immobilité, caractérise votre travail. À Berlin, vous avez exposé des œuvres très colorées. Quel rôle le gris joue-t-il dans votre travail ? Est-ce pour vous une façon de montrer toutes les couleurs ensemble, comme si ce gris pouvait faire la synthèse de toutes les images du monde ?
Depuis mes débuts, je ne m’intéresse pas vraiment à la couleur. Cependant, dans les années 1970, j’utilisais des pigments orange et bleus. À partir de la fin des années 1980, cela a créé de la confusion, et j’ai commencé à recourir au gris. Quand on regarde le gris, on pense à une couleur conceptuelle plutôt qu’à une couleur reflétant ce qui existe. Comme vous l’avez dit, le gris englobe toutes les couleurs, il est plus proche de la mort que de la vie. Ce gris peut rappeler la sérénité, une dimension inconnue entre l’ici-bas et l’au-delà. Depuis les années 1970, j’ai utilisé la couleur dans mes aquarelles, mais jamais dans mes peintures. J’emploie la couleur sur mes toiles depuis les années 2000, pour apporter un peu plus de clarté et de mouvement. Mais même avec ces teintes vives, mes tableaux évoquent toujours le silence. De plus, je ne peins pas l’intégralité de la toile. Il y a une grande différence entre faire et ne pas faire, peindre et ne pas peindre. C’est ce dynamisme que je veux proposer par l’usage des couleurs. J’écris aujourd’hui le dernier chapitre de ma vie : ce qui était opprimé depuis longtemps apparaît sur la surface de mes toiles. Je souhaite exprimer l’ambiguïté, car il y a toujours quelque chose qui existe au-delà de ce que l’on voit.

Lee Ufan, Relatum – Dissonance, 2021, pierre et acier inoxydable, Lee Ufan Arles.
Courtesy du Studio Lee Ufan et de Mennour
Vous avez parlé de silence. Y a-t-il une musicalité dans votre travail ?
J’apprécie énormément la musique. D’ailleurs, si je peux avoir une deuxième vie, j’aimerais être musicien. Une fois de plus, je veux exprimer l’ambiguïté, car la musique côtoie le silence. Au début de la Symphonie n°5 de Ludwig von Beethoven, il y a des scènes dramatiques, puis cela change. La musique et le silence coexistent. Je ressens cela très profondément. Quelquefois, je fais mes œuvres sans musique, mais, la majeure partie du temps, j’écoute Jean-Sébastien Bach. La vie sans musique serait très ennuyeuse...
La transmission est-elle importante pour vous, au sens de la diffusion de votre travail à la jeune génération et par-delà les siècles ?
C’est très important. Prenons la cuisine comme exemple : ces derniers temps, il y a de jeunes chefs qui ne réalisent que des recettes nouvelles, et non plus les plats traditionnels faits par leurs mères et leurs grand-mères. Quelle que soit leur nationalité, tous les plats se ressemblent. Dans ce contexte, la transmission ne fonctionne plus. De nos jours, on parle beaucoup de l’intelligence artificielle (IA) : elle renie l’idée de la transmission. L’IA nous aide dans notre vie quotidienne, mais il ne faut pas oublier la transmission. Il faut choyer l’expérience du temps et de l’espace. Cela détermine la survie de l’humanité, c’est ma conviction.
-
« Lee Ufan », du 20 octobre au 15 novembre 2025, Mennour, 28, avenue Matignon, 75008 Paris, mennour.com
