Crayon à la main, Luz arpente les salles du Musée national Picasso-Paris. L’ancien de Charlie Hebdo a retrouvé avec joie ses habitudes de dessinateur reporter. L’institution du Marais l’a convié à réinterpréter quelques-uns des tableaux de l’exposition « L’art “dégénéré”, le procès de l’art moderne sous le nazisme ». C’est la première fois qu’un musée en France s’intéresse à la campagne d’humiliation de l’art moderne orchestrée par Adolf Hitler, marquée notamment par l’accrochage diffamatoire de 700 œuvres, à Munich, en 1937. Cet épisode sombre de l’histoire de l’art est au cœur de Deux filles nues, roman graphique de Luz, récompensé par le Fauve d’or 2025 du meilleur album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. L’ancien caricaturiste embarque le lecteur dans une bouleversante traversée du XXe siècle, en adoptant le point de vue d’un tableau du peintre Otto Mueller, qui représente deux jeunes gitanes et fut ainsi qualifié de « dégénéré ». L’auteur retrace son itinéraire chaotique, de sa création en 1919 à sa restitution aux ayants droit quatre-vingts ans plus tard.
Expressionnisme, disques de rock et dessin de presse
Le visiteur du soir s’arrête devant Metropolis de George Grosz, vision cubiste d’un Berlin infernal exécutée en pleine Première Guerre mondiale. Voilà un moment que Luz se passionne pour l’expressionnisme allemand : « À mes débuts, j’ai consulté un psy pour soigner mon mal de l’air. Il m’a dit :“Vous commencez comme dessinateur, je ne vais pas vous enlever vos névroses maintenant. Par contre, vous qui travaillez dans la satire, que savez-vous de l’art expressionniste allemand?” Je ne connaissais pas. J’ai compris qu’il y avait là un cousinage avec ma pratique. George Grosz était à la fois peintre et dessinateur de presse. Cela m’a donné l’ambition de réaliser dans Charlie de grandes doubles pages avec des dessins très fournis. J’ai un contour très gras. Au lieu d’avoir une parenté graphique avec Plantu, je l’avais avec George Grosz. Choisis ton camp, camarade ! »
Dans un musée, Luz, 53 ans, lit rarement les cartels en premier : « Il faut d’abord s’inventer des histoires. Devant un tableau, c’est un peu comme chez le psy, tu discutes avec toi-même. » Cette fois, le dialogue s’est noué avec les membres de La Famille Soler, toile de Pablo Picasso acquise par la Ville de Liège lors de la vente d’art dit « dégénéré », organisée par les nazis à Lucerne en juin 1939. « J’ai été absolument fasciné par la manière dont Pablo Picasso a peint la petite fille qui se tient debout au milieu. J’ai été saisi par son regard un peu torve. Elle s’ennuie. On a l’impression qu’elle a envie de quitter sa famille, de sortir du tableau et de se barrer du musée. »
Depuis les attentats du 7 janvier 2015 qui ont endeuillé la rédaction de l’hebdomadaire satirique, Luz sort accompagné d’une protection policière. Il ne peut plus se rendre aussi librement qu’auparavant dans les musées. « Mais ces lieux constituent tout de même pour moi des espaces sûrs. Aller au musée, c’est un peu comme franchir la zone d’embarquement d’un aéroport. Une fois qu’on a passé les portiques de sécurité, le voyage commence. On se sent déjà ailleurs. » L’illustrateur raconte avec un certain bonheur son souvenir de la visite de l’exposition « Mark Rothko » en 1999, au musée d’Art moderne de Paris. « Je suis resté quarante minutes devant une des toiles : jaune orange en haut, bleu vert au milieu et rouge en bas. Soudain, j’ai ressenti une forme d’épiphanie : le tableau m’a souri. Dans Deux filles nues, je fais dire à une visiteuse de l’expo sur l’art dégénéré : “Je te jure qu’à force de le regarder, le tableau m’a souri...” C’est un clin d’œil à cette expérience ». Le premier choc esthétique de ce fan de rock est associé à la musique. « Le portrait en noir et blanc de David Bowie sur la compilation ChangesOneBowie [1976] m’a profondément marqué. J’avais 9 ans quand je l’ai découvert. Il y avait beaucoup de disques à la maison, la Sainte Trinité Bowie-Lou Reed-Iggy Pop. Je faisais des compilations sur cassette pour les écouter sur la route des vacances vers la Costa Brava [en Espagne]. Je reproduisais les pochettes des albums sur les jaquettes. Un véritable exercice de style ! »
Peu à peu, Luz, qui expose ses dessins dans la galerie spécialisée dans le 9e art Huberty & Breyne (Paris, Bruxelles), accepte de se considérer comme un artiste. « Quand j’étais à Charlie, on me qualifiait de caricaturiste, mais c’était une infime partie de mon métier. J’étais dessinateur, illustrateur, reporter, affichiste... Pour Deux filles nues, j’ai notamment été obligé de me confronter directement à la couleur, j’ai donc dépassé le cadre de la simple définition de dessinateur. Ne me voyant pas comme un plasticien, artiste, ça me va très bien, c’est plus général. Cela me permet de ne pas être réduit à une étiquette. Mais en l’énonçant, il y a une petite résistance en moi. J’entends mes anciens collègues qui me disent : “Espèce de connard prétentieux!” Je viens de la presse. J’ai été éduqué dans l’idée que la publication est plus importante que le dessin lui-même. Le papier sur lequel il est imprimé est en général beaucoup plus beau que celui sur lequel tu as travaillé. »
Ce passionné des groupes d’artistes Die Brücke (Le Pont) et Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) est admiratif de ses aînés. « C’est très courageux de faire de la peinture. Réaliser un tableau et accepter qu’il soit exposé à la vue de tous, c’est un don de soi impressionnant. C’est extrêmement impudique, il faut avoir une incroyable confiance en soi pour montrer une œuvre qui représente son identité, son état d’esprit. Moi, je passe par un livre, il y a un filtre. »
Un cabinet de curiosités graphiques
Lucidité ou humilité, Luz se voit comme « un portraitiste raté ». « Si je dessine des gens avec des têtes un peu bizarres, c’est parce que je ne sais pas faire autrement. Je n’arrive pas à représenter les gens exactement comme ils sont. Avec Francis Bacon, j’ai découvert qu’il était plus intéressant de faire juste que de faire ressemblant. Comprendre l’intérieur des gens plutôt que l’extérieur. » Dans son musée imaginaire, Luz accrocherait volontiers un autoportrait de Francis Bacon, une vague de Raymond Pettibon, des prostituées de George Grosz, Le Pantin de Francisco de Goya (« la tête du pantomime balancé dans les airs est une vision de terreur », commente-t-il), quelques gravures de La Guerre d’Otto Dix, une vision apocalyptique de Ludwig Meidner, la pochette de l’album #3 du groupe anglais des années 1960 The Deviants (« cette nonne d’une sensualité fulgurante ») et... une gargouille (« j’ai toujours été fasciné par l’art roman. Représenter le bien, c’est très compliqué, il faut obéir à certaines injonctions. En revanche, tu peux vraiment te lâcher quand il s’agit de dessiner le mal »).

Luz, Deux filles nues, Paris, Albin Michel, 2024, 196 pages, 24,90 euros.
Son atelier ressemble à un cabinet de curiosités. Au mur, un dessin agrandi du mangaka Junji Ito, tiré de son ouvrage Glycéride : un homme se presse la tête pleine de boutons et le pus se répand sur une autre personne. « C’est absolument dégoûtant. À chaque fois que je regarde cette image, cela me donne du courage pour dessiner. On observe tellement de détails. C’est si beau et fascinant. » Aux côtés de plantes vertes qui dégoulinent, des vinyles sont accrochés comme des tableaux : le dernier album de l’organiste Kali Malone, le premier de la Japonaise Meiko Kaji habillée en geisha menaçante. Au milieu des livres en vrac, ses auteurs de prédilections : J. G. Ballard, Thomas Bernhard, des comics signés Ed Brubaker et Sean Phillips sur une Amérique terrifiante. Un peu plus loin, un petit tableau signé Philippe Katerine, représentant le chanteur avec son chien, échangé contre un dessin. « Depuis les J.O., Philippe Katerine est vu par certains comme un artiste dégénéré, même si les gens n’utilisent pas ce terme. De mon côté, je suis très enclin à accueillir en moi tous les virus graphiques possibles. Je me sens très impur graphiquement. » Dégénéré, Luz ? Non, régénérant !