En regard de sa campagne appelant les gouvernements à taxer les sociétés pétrolières et gazières pour les dommages environnementaux – Polluters Pay Pact –, l’ONG Greenpeace s’est associée à l’artiste britannique Anish Kapoor pour installer, le 13 août 2025, une œuvre sur une plateforme en activité – mais inhabitée – exploitée par la firme Shell en mer du Nord. L’œuvre symbolise, selon l’organisation non gouvernementale, les graves dégâts infligés par l’industrie des combustibles fossiles sur la planète et les préjudices continus qu’elle cause aux personnes (vagues de chaleur, sécheresses, incendies et crues soudaines ayant un impact sur les communautés dans le monde entier). Anish Kapoor nous accorde un entretien, exclusif en France.
Le Met Office, l’agence météorologique britannique, a annoncé le 1er septembre 2025 que le Royaume-Uni avait connu l’été le plus chaud enregistré depuis le début de ses relevés en 1884. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a pas lieu d’être optimiste, ni avec l’état actuel des choses ni pour l’avenir, car ce qui arrive est tragique. La triste vérité est que nous vivons dans une époque de déni, en particulier de la part des dirigeants de nombre de pays. Il semble y avoir une volonté collective dans notre société de ne pas chercher à savoir qui sont les véritables auteurs du réchauffement climatique. Pis, il y a parmi nous un sentiment de culpabilité, parce que l’on ne cesse de nous répéter que nous tous, en tant qu’individus, sommes responsables de cette crise climatique. La plus importante part de responsabilité incombe, en réalité, aux grandes compagnies pétrolières et gazières. Notre action avec Greenpeace a été menée pour mettre en lumière cette terrible réalité.
Cherchez-vous, à travers cette œuvre, à dissiper l’aveuglement collectif autour des causes réelles de la dégradation du climat ?
Il suffit de regarder les chiffres. La firme Shell a déclaré 54 milliards de livres sterling (62 milliards d’euros) de bénéfices sur deux ans après l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Elle n’a payé, en revanche, que 1,2 milliard de livres sterling (1,38 milliard d’euros) d’impôts au cours de la même période. Ce n’est même pas 5 % de ses bénéfices mondiaux, un tout petit peu plus de 2 %, soit rien en regard des dégâts causés à l’environnement et aux personnes. Là est la vraie réalité. Cette énorme différence est une honte. A fortiori, parce que la crise climatique touche en priorité les pays du Sud global, autrement dit les communautés les plus marginalisées à travers la planète. Près d’un individu sur deux aujourd’hui dans le monde vit sous le seuil de pauvreté – moins de 6,85 dollars (5,83 euros) par jour –, et plus de 700 millions de personnes vivent sous le seuil d’extrême pauvreté – moins de 2,15 dollars (1,89 euro) par jour (selon les estimations de la Banque mondiale en 2022). Comparez les chiffres des bénéfices pétroliers et ceux de la pauvreté... Voilà ce à quoi conduit le capitalisme et la quête de profits par tous les moyens.
Comment s’est faite la connexion avec l’association Greenpeace UK ?
Cela fait plusieurs années que je suis en contact avec elle et plusieurs mois que nous travaillons ensemble sur cette action. En 2024, nous avions effectué une première tentative, à peu près à la même période de l’année, mais celle-ci avait été avortée à cause d’une météo catastrophique. Notez que je ne suis pas seul dans ce projet. Il a été mené en collaboration avec une équipe d’une trentaine de personnes expérimentées de Greenpeace, dont des grimpeurs, des plongeurs et des spécialistes de la navigation. Cela faisait des mois que tout le monde s’entraînait. La météo, cette fois, a été de notre côté.
En quoi consiste cette œuvre et comment l’avez-vous pensée ?
Je l’ai intitulée Butchered (massacré), car je considère que ce que les compagnies pétrolières et gazières font subir à notre environnement est un massacre. Ce massacre de notre planète conduit aussi, de fait, à une destruction de l’humanité. La conséquence de cette quête effrénée de profits est la disparition, dans les catastrophes climatiques, de milliers d’êtres vivants, non seulement femmes et hommes, mais également animaux ou flore. Pour évoquer cette destruction, je voulais créer quelque chose de très visuel, de viscéral : du sang sur une toile, en référence à la blessure infligée à l’humanité et à la terre par l’industrie des combustibles fossiles.

Anish Kapoor, Butchered, 2025.
Photo Greenpeace
D’un point de vue technique, de quels éléments se compose cette installation et comment a-t-elle été mise en place ?
Je n’étais pas personnellement à bord du navire. Participer à ce genre d’action requiert de l’entraînement et des compétences spécifiques. Une fois sur zone, l’Arctic Sunrise a d’abord déposé à la surface de l’eau la structure métallique – 12 mètres de haut sur 8 de large –, et des bateaux pneumatiques l’ont tractée jusqu’au pied de la plateforme. Puis, sept alpinistes l’ont hissée et fixée. Enfin, ils ont déroulé et tendu la toile dessus. Avec un tuyau à haute pression, ils ont ensuite pompé et pulvérisé 1 000 litres d’un liquide semblable à du sang, un mélange non toxique composé d’eau de mer, de poudre de betterave et de café, ce qui donne cette couleur d’un rouge profond. Lorsque les militants ont mis en route le tuyau, une saute de vent a soudain fait dévier le jet et généré une projection aléatoire, à la fois inattendue et magnifique.
Butchered est considérée comme la première œuvre d’art jamais exposée sur une plateforme offshore dans le monde...
Manifester son opinion par le biais d’une œuvre monumentale n’est évidemment pas nouveau. J’aime beaucoup cette idée d’avoir conçu une œuvre pour un lieu hors des espaces traditionnels de l’art, a fortiori en dehors même de la terre ferme. J’ai trouvé ce registre et les conditions de production très intéressants. La question de l’échelle m’a également séduit. D’ailleurs, si j’avais eu la possibilité de réaliser une œuvre encore plus grande, je l’aurais saisie...
Vous avez pris l’habitude de vous exprimer sur des questions importantes. L’art est-il politique par essence ?
Sans aucun doute. Une œuvre d’art parle avant tout d’art. Maintenant, si l’on considère que l’art est aussi fait pour élever l’esprit, il doit être politique, dans le sens où chaque opinion doit pouvoir être émise. Or, aujourd’hui, notre expression en tant qu’individu est réduite. Que ce soit au Royaume-Uni ou aux États-Unis, si vous voulez manifester en faveur de la Palestine, c’est illégal. On vous empêche de vous exprimer. Depuis quand est-ce illégal de dire « Je ne suis pas d’accord » ? Il est de notre droit et de notre devoir, en tant que citoyens, de protester et de garder notre conscience vivante. Pouvoir dire les choses est un ressort fondamental de la démocratie.
Un artiste est-il un citoyen comme un autre ?
Oui, et c’est très important. Certes, en tant qu’artistes, nous possédons une certaine autonomie et une certaine liberté, notamment celle d’explorer de nouveaux espaces. Mais, en tant que citoyens, nous avons une voix. Je pense qu’il est essentiel de s’engager. Le problème de nos jours est que nombre d’artistes sont « tombés » dans le capitalisme et conçoivent des « Luxury Goods » (produits de luxe) pour de grandes marques comme celles du groupe LVMH. C’est terrible et dangereux. Quand l’art se fait engloutir par le capitalisme, cela met en péril notre pratique. Il s’agit, pour nous, artistes, d’être davantage radicaux. Et un artiste radical n’a pas à trafiquer avec le marché.
Comment un artiste s’applique-t-il à réduire son empreinte carbone ?
Nous faisons du mieux que nous pouvons en utilisant des matériaux les moins nocifs possible, mais lorsque vous réalisez une sculpture, vous employez forcément des énergies néfastes pour l’environnement. Rien qu’extraire un bloc de pierre d’une carrière ou le transporter jusqu’à votre atelier nécessite une énergie énorme. En réalité, en tant que sculpteur, il y a très peu de projets que l’on peut matériellement exécuter sans avoir d’impact sur son empreinte carbone. Je me rassure en me disant que, à l’échelle mondiale, nous, artistes, sommes de très petits pollueurs en regard des grands groupes industriels. Reste que la question aujourd’hui est non seulement « Pourquoi faire une œuvre ? », mais aussi, de plus en plus, « Comment la faire ? » La crise climatique est un sujet qui doit absolument demeurer à l’ordre du jour. Y compris chez les artistes, il y a encore très peu de voix qui s’élèvent pour la dénoncer...
Est-ce facile d’être à la fois un artiste et un activiste climatique ?
Pourquoi pas ? Un artiste est toujours un activiste. Il peut être une caution, une présence morale et physique. Je suis constamment animé par l’envie de rendre le monde meilleur, plus juste. Cette action avec Greenpeace a été pensée pour apporter un regard différent sur la crise environnementale. La triste vérité est que le profit est plus important que l’humanité elle-même. Voilà le monde dans lequel on vit. C’est terrible. Il a fallu 300 000 ans pour arriver à une population mondiale de 1 milliard d’humains et un peu plus de 200 ans pour passer à 8 milliards. Or, la réalité est que 5 milliards vivent à la limite de la pauvreté. Comment est-ce possible ?
