Alberto Giacometti (1901-1966), Simone de Beauvoir (1908-1986) et Jean-Paul Sartre (1905-1980), dans leur domaine – l’art pour le premier, la littérature et la philosophie pour les deux autres –, ont proposé des réponses singulières et marquantes aux défis esthétiques, politiques et moraux de leur temps. Ils furent, et ce n’est guère un hasard, en rupture avec la pensée surréaliste, laquelle par sa vivacité et son approche pluridisciplinaire dominait le monde intellectuel parisien de l’entre-deux-guerres. Dès 1935, Alberto Giacometti se détourne du mouvement d’André Breton. Il y a activement participé à partir de la fin des années 1920, avec des œuvres comme Boule suspendue (1931) ou Table (1933) qui ont contribué à définir la notion surréaliste d’objet. Mais il ressent désormais le besoin de reprendre le travail d’après modèle, de comprendre ce qu’est une tête, ce qu’est un corps : « Il avait été lié autrefois avec les surréalistes, écrira Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge (1960). Mais, depuis deux ou trois ans, cette voie lui apparaissait comme une impasse; il voulait revenir à ce qu’il jugeait aujourd’hui le véritable problème de la sculpture: recréer la figure humaine. […] Il essayait de résorber la matière jusqu’aux extrêmes limites du possible: ainsi en était-il arrivé à modeler ces têtes presque sans volume, où s’inscrivait, pensait-il, l’unité de la figure humaine. » Ce désir de l’artiste contredit l’idéal surréaliste, célébration de la supériorité de l’inconscient et du merveilleux sur le réel, mais rend possible son amitié avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.
UNE RENCONTRE DÉTERMINANTE
Un soir de 1941, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Alberto Giacometti sont réunis à la brasserie Lipp par une amie commune, Nathalie Sorokine. Le sculpteur poursuit alors ses recherches sur la figure. L’écrivaine n’a encore rien publié, mais elle travaille à son premier roman, L’Invitée, qui paraîtra en 1943. Quant au philosophe, il prépare ce qui restera l’un de ses ouvrages les plus importants, L’Être et le Néant, également édité en 1943. L’entente entre eux trois est immédiate. La guerre, cependant, les sépare – Alberto Giacometti est en Suisse –, et il leur faudra attendre 1945 pour être réunis.
Ces retrouvailles se distinguent, jusqu’au tournant de la décennie suivante, par une forte proximité et de très nombreux échanges. Obsédé par les questions d’échelle et de rapport à l’espace, le sculpteur crée des figures en plâtre, mesurant parfois à peine quelques centimètres, par-plus grandes, certaines ancrées dans un socle. Les deux philosophes discernent là un écho de l’existentialisme qu’ils s’emploient à définir avec davantage de précision, l’un dans L’existentialisme est un humanisme (1946), l’autre dans Pour une morale de l’ambiguïté (1947). Au lendemain de la guerre, une refonte du rapport au monde et de l’appréhension de la destinée humaine s’avère nécessaire. De sorte qu’Alberto Giacometti devient l’artiste dont le couple se sent le plus proche.
En 1948, à l’occasion de l’exposition consacrée à ce dernier par la Pierre Matisse Gallery, à New York, Jean-Paul Sartre rédige la préface du catalogue. Ce texte, intitulé « La recherche de l’absolu », détermine durablement la réception critique d’Alberto Giacometti, l’éloignant désormais pour le public et le monde de l’art de la sphère surréaliste : « […] ces esquisses mouvantes, toujours à mi-chemin entre le néant et l’être, toujours modifiées, améliorées, détruites et recommencées, se sont mises à exister seules et pour de bon, ont entrepris loin de lui une carrière sociale », peut-on lire. « Il va les oublier. L’unité merveilleuse de cette vie, c’est son intransigeance dans la recherche de l’absolu. » Jean-Paul Sartre accorde au sculpteur des éléments constitutifs de sa propre pensée : « [Alberto] Giacometti sait qu’il n’y a rien de trop dans l’homme vivant parce que tout y est fonction; il sait que l’espace est un cancer de l’être, qui ronge tout; sculpter, pour lui, c’est dégraisser l’espace, c’est le comprimer pour lui faire égoutter toute son extériorité. » Petit à petit, cependant, les liens d’Alberto Giacometti avec les deux philosophes, absorbés par leur engagement militant, se distendent. La parution des Mots de Jean-Paul Sartre en 1964 provoque une brouille définitive, Alberto Giacometti contestant notamment le récit d’un accident dont il fut victime.

Alberto Giacometti, Homme qui chavire, 1950, bronze peint, Paris, Fondation Giacometti. © Succession Alberto Giacometti
« LES VERTIGES DE L’ABSOLU »
À l’Institut Giacometti, Émilie Bouvard, commissaire et directrice des collections, choisit d’insister sur les liens entre les trois personnalités plutôt que sur leurs désaccords. Ponctuée de quelques clichés d’Agnès Geoffray spécialement réalisés pour l’occasion, la visite débute dans le cabinet d’art graphique avec un bel ensemble de portraits, de photographies, de lettres et d’éditions originales, paraissant à lui seul résumer la richesse de leur dialogue. La suite du parcours, lequel gagnerait à être explicité par une muséographie plus lisible – comme souvent à l’Institut Giacometti –, est structurée en trois sections chronologiques.
« Une amitié née de la guerre (1940-1946) » (patio et corridor) contextualise la rencontre entre les protagonistes, sur fond de conflit mondial, d’engagement politique et d’examen de la condition humaine. Cette section retrace également le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève en 1946 pour deux conférences sur l’existentialisme organisées par l’éditeur Albert Skira dans le cadre de sa nouvelle revue, Labyrinthe, à laquelle participe Alberto Giacometti. Un bronze, Petit Homme sur socle (1939-1945) et un plâtre, Femme debout (vers 1951), révèlent, avec quelques autres sculptures, les expérimentations de l’artiste sur les rapports de la tête et du corps à l’espace, et de l’œuvre au socle.
Dans la salle de consultation et le salon, « La recherche de l’absolu (1948) » porte sur l’exposition à la Pierre Matisse Gallery. Celle-ci avait pour but de présenter au public new-yorkais les changements survenus dans le travail du sculpteur en confrontant des œuvres de l’époque surréaliste (Apollon, 1929 ; L’Objet invisible, 1934) à des pièces récentes (Le Nez, 1947).
La dernière section, « L’homme qui chavire (1950) », explore les sensations de vertige et de modification de perception éprouvées par Alberto Giacometti et qu’il traduit dans certaines de ses œuvres (La Main, 1947). Cette approche sensible, presque phénoménologique, intéresse particulièrement les deux philosophes. « Il réalisa dans sa chair et jusqu’au martyr, écrit Jean-Paul Sartre dans sa préface, qu’il n’y a ni haut ni bas dans l’étendue, ni de contact réel entre les choses : mais dans le même temps, il connaissait qu’un sculpteur a pour tâche de tailler dans cet archipel infini la figure pleine du seul être qui peut toucher les autres êtres ».
L’exposition s’achève de façon surprenante, car sans rapport direct avec son sujet, par l’évocation du dernier appartement de Simone de Beauvoir, voisin de l’Institut Giacometti. Quelques livres et objets, une banquette rappellent avec modestie le décor surchargé de photographies et de souvenirs de voyage qu’elle avait imaginé. Une manière de redire l’indépendance de Simone de Beauvoir et, plus largement, l’importance pour les femmes d’une « chambre à soi », selon l’expression bien connue de Virginia Woolf, mais qui, non sans paradoxe, évacue l’effervescence d’une vie passée dans les cafés et les restaurants, ainsi que l’atmosphère joyeuse, foutraque et collective, selon les termes de Géraldine Gourbe dans le catalogue, (Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu, Lyon, Fage éditions, Paris, Institut Giacometti, 2025, page 31.) de ses précédents logements.
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« Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu », 19 juin-12 octobre 2025, Institut Giacometti, 5, rue Victor-Schœlcher, 75014 Paris.
