Quel a été votre premier choc esthétique ?
Cette exposition n’est pas une rétrospective, même si je remonte dans le temps pour penser à ici et maintenant. Je me demande également d’où viennent les choses. Quand ai-je remarqué ceci ou cela pour la première fois ? Mon intérêt pour l’astronomie a certainement été fondateur, de l’ordre de ces expériences formatrices. Pour autant, je trouve curieux de poser cette question : ce que nous avons fait il y a vingt ans devrait être tout aussi important ou intéressant que ce que nous avons fait il y a quarante ans. L’invitation du Centre Pompidou a suscité une réflexion : que pourrais-je faire avec cet espace autrefois futuriste et qui nécessite aujourd’hui d’être rénové ? Ce projet, qui relie le passé et le futur, a requis une incroyable énergie pour le mener à bien.
Vous avez exposé au Museum of Modern Art [MoMA], à New York (1), et à la Tate Modern de Londres (2). L’espace de la bibliothèque publique d’information [Bpi], à Paris, est particulier, même s’il se trouve également dans un grand musée. Vous avez conservé certaines étagères de livres, la signalétique, les écrans pour projeter des vidéos et même les tables sur lesquelles tant d’étudiants ont travaillé, pour les transformer en vitrines. Comment avez-vous conçu cette exposition in situ ?
Au départ, je n’étais pas tout à fait sûr qu’il s’agisse de la grande opportunité que cela semblait représenter ou que cela ne me conduise pas à l’échec. Cet immense espace vide, après le déménagement d’une bibliothèque en activité, présentait le risque d’avoir l’air vétuste, délabré et triste, avec toute la vie qui s’en était allée. Et même si j’étais confiant et expérimenté, j’ignorais si ma proposition serait cohérente et suffisamment dense. Comment créer de l’intimité dans un espace aussi grand ? J’ai donc entrepris d’examiner attentivement ce qui se passait ici. J’ai étudié la bibliothèque, compris la classification, la façon dont elle ordonne le monde. Il est assez fascinant de constater que toutes les connaissances, y compris les arts, le droit et tout le reste, entrent dans 10 catégories. Toutes les étagères commencent par un 0 et vont jusqu’à 9, puis il y a des subdivisions. Le 7 a une subdivision 7.33.5 : c’est de la biologie moléculaire ! Mais tout cela aboutit à 10 catégories globales, ce qui est étonnamment peu.
En outre, il a fallu gagner la confiance du personnel et de la direction de la Bpi, car pour eux, ce déménagement représentait un énorme effort, un défi, un départ vers un avenir incertain. Les convaincre de la pertinence de m’avoir à leurs côtés et de travailler avec leur passé a également nécessité du temps. Il ne s’agissait pas simplement de déménager et de laisser l’art contemporain s’installer. Ils ont compris que je m’intéressais vraiment à ce qui se passait ici. Cette phase d’observation de l’espace s’est concrétisée en une œuvre vidéo sur 44 écrans, qui dépeint la vie à la bibliothèque, avec 60 lecteurs. Son déménagement dans un nouvel emplacement temporaire, dans le 12e arrondissement de Paris, a eu une incidence sur le processus : quelle étagère voulais-je conserver comme un « ready-made » ? Comment transformer les tables en présentoir, toujours dans le respect de ce qu’elles étaient ? Je ne pense pas avoir été trop timide ni trop prudent. Il était bon d’essayer de regarder, d’écouter et d’utiliser autant de meubles que possible. J’ai aussi décidé très tôt de garder la moquette, même si elle est très inhabituelle dans un cadre d’art contemporain. Mais nous voulions ouvrir l’exposition à la mi-juin, sa date de fin étant fixée à la mi-septembre. L’enlever nous aurait fait perdre au moins deux semaines. Je me suis dit que cela faisait partie de l’ADN du lieu. Puis nous avons découvert que la nouvelle moquette avait été posée sur l’ancienne, de sorte que tous les meubles qui ont quitté l’espace ont laissé au sol une empreinte violette. Dès lors, j’ai envisagé la possibilité d’une archéologie du lieu et créé une sorte de photogramme de la bibliothèque, avec ici des motifs géométriques abstraits totalement aléatoires, là des motifs graphiques très systématiques.

Vue de l’exposition « Wolfgang Tillmans. Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », Paris, Bpi, 2025. Courtesy du Centre Pompidou. Photo Jens Ziehe
Pourquoi ce titre : « Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait » ?
Le titre m’est venu en 2023, sans l’avoir cherché. Les titres sont le fruit d’une longue période de réflexion sur un lieu ou une exposition, puis ils surgissent de nulle part. Je l’ai compris comme un rappel à moi-même que je pouvais toujours en savoir plus, être mieux préparé, que j’aurais pu lire les signes. D’un autre côté, on ne peut jamais tout prévoir ou anticiper, il est donc normal de faire la paix avec ça. Il s’agit d’un mélange entre le fait de me rappeler que je peux être plus conscient, que j’aurais pu être plus curieux ou plus compréhensif, mais aussi qu’il faut accepter d’être livré au destin d’une manière ou d’une autre.
Le titre de l’exposition offre également une lecture politique, à la lumière de la situation actuelle du monde, traversé de crises et de conflits, dont certaines de vos photographies se font l’écho.
La possibilité d’une lecture politique était effectivement évidente pour moi, même si ce n’était pas le point de départ ou l’intention. Et bien sûr, je n’avais aucune idée de la résonance qu’auraient les développements politiques de ces derniers mois, au cours desquels des choses vraiment impensables se sont produites. C’est un rappel à l’ordre : il faut prendre le langage incroyablement au sérieux. Car les gens ont tendance à annoncer ce qu’ils ont l’intention de faire. Ils ne le font pas en secret. Ils le disent puis ils le font. Je n’ai jamais compris pourquoi l’on fait confiance à des individus qui prononcent des paroles répréhensibles d’un point de vue moral, en les excusant : « Oh, il ne le pensait pas ! » Il suffit d’écouter attentivement pour comprendre que les gens disent précisément ce qu’ils veulent dire. Quand, par exemple, un homme politique déclare : « Je pourrais tirer sur quelqu’un au milieu de la 5e avenue, et ça ne me ferait pas perdre un seul vote. » Il doit y avoir plus de lignes rouges. De la même façon, on excuse une nation pour des actes considérés comme répréhensibles lorsqu’ils sont commis par une autre. Il y a deux poids, deux mesures.
Il s’agit de la dernière exposition au Centre Pompidou avant sa fermeture complète pour rénovation. C’est un moment particulier de son histoire. Que représente-t-il pour vous ?
J’avais environ 10 ans quand il a ouvert ses portes. Je ne me souviens pas de son inauguration précisément, mais dès le début il a exercé sur moi la même fascination que le Concorde, l’avion supersonique. Il a donc toujours été associé à l’idée d’un avenir meilleur grâce au design et à la technologie. C’est d’ailleurs ce qui m’a motivé, d’une certaine manière, à réaliser Concorde [publié pour la première fois sous forme de livre en 1997]. Cet esprit d’expérimentation technique n’a pas perdu de son éclat. Même si la réalité n’est bien sûr pas aussi fantaisiste et sans problème que ce qui était prévu à l’origine. Cette corrélation est charmante dans le cas d’un bâtiment inspiré et génial. C’est ce qui est fascinant à Beaubourg. L’inspiration est telle que l’on oublie qu’il est, par exemple, impossible de nettoyer des fenêtres. Les architectes ont conçu un espace où certaines n’ont pas été nettoyées depuis quarante ans ! Mais dès lors que la conception est brillante, cela le rend vraiment spécial. Et c’est peut-être ce que nous espérons dans la vie, pour nous-mêmes, qu’en dépit de toutes les imperfections et de tous les défauts, il y ait un charme qui relie tout cela et qui nous porte. C’est pourquoi je vois le Centre Pompidou comme une sorte d’organisme vivant qui nous ressemble.
Vous souvenez-vous d’expositions mémorables à Paris ?
Mes contacts avec Paris ont surtout été les expositions « L’Hiver de l’amour » à l’ARC/Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1994 et « Vue d’en haut » au Palais de Tokyo en 2002. C’était une véritable impression, profonde, qui m’a marqué. Mais je n’avais pas exposé dans une institution parisienne depuis vingt-trois ans. Aujourd’hui, je suis heureux et même reconnaissant que cela ne se soit pas produit plus tôt, car c’est une occasion qui ne se présente qu’une fois. Trois ans après la rétrospective au MoMA, j’ai été invité à faire quelque chose de complètement différent, plutôt qu’à refaire la même chose ailleurs.
Vous militez depuis des années pour de nombreuses causes, de l’Europe aux droits de la communauté LGBTI+. Vous avez récemment exposé vos photographies à Kyiv, en Ukraine. Cet engagement est-il pour vous indissociable de votre pratique artistique ?
Je pense vraiment que j’étais artiste avant d’être activiste. Au départ, je n’ai jamais eu l’intention de faire de l’art politique. La plupart de mes œuvres ne portent pas de message politique explicite. Cependant, lorsque j’ai commencé, j’étais animé par un enthousiasme pour une nouvelle ère de liberté que promettaient les années 1990, le sentiment qu’il y aurait une meilleure compréhension entre les gens en Europe et que la dance music pourrait jouer un rôle à cet égard, que la culture de la jeunesse jouait un rôle dans la rencontre, la compréhension et l’apprentissage de la connaissance mutuelle. Il y avait cette énergie positive qui me semblait en soi politique, alors qu’à l’époque, beaucoup de gens pensaient que c’était superficiel et hédoniste et qu’il ne fallait pas vraiment la prendre au sérieux. Ce n’était pas vraiment bien compris. Aujourd’hui, nous pensons que la musique électronique est un élément sérieux de la structure culturelle, mais ce n’était pas nécessairement le cas il y a trente-cinq ans.
Personnellement, j’ai l’impression d’avoir été assez cohérent. Le monde a changé, mais il y a toujours eu une dimension politique dans mon travail, sans que cela soit forcément explicite. Par exemple, j’ai publié Truth Study Center en 2005 [aux éditions Taschen], dix ans avant que les fake news ne fassent la une de l’actualité. Or, je constate qu’une grande partie de ce que j’écris dans l’avant-propos du livre, présenté sur l’une des cinq tables, correspondant chacune à une décennie dans l’exposition, est aussi actuelle aujourd’hui qu’à l’époque.
Mais ce n’est que depuis que j’ai commencé à militer en 2016 contre le Brexit, et les changements qui se sont produits, le populisme de droite et l’autoritarisme qui gagnent du terrain dans le monde entier, que l’on me sollicite pour commenter la politique. On me demande si les artistes devraient être plus politiques. J’ai l’impression que l’on me pose beaucoup la question parce que je suis l’un des rares à prendre publiquement position. Je le répète, cela a toujours fait partie de mon travail, mais je n’ai jamais cherché à le mettre en avant. Est-ce indissociable ? La réponse est oui. Mes œuvres traitent de la vie, y compris le fait de regarder la lune et l’océan, mais aussi des contextes sociaux, ma vie personnelle, l’architecture dans laquelle j’évolue, mon environnement économique, mes amis... Toutes ces choses sont influencées par la politique. J’ai eu très tôt le sentiment, en tant qu’Allemand ayant grandi dans les années 1980, que toutes les libertés dont je disposais n’existaient pas quarante ans plus tôt. Je suis le produit d’une époque qui était bien plus proche de la fin du totalitarisme en Europe occidentale. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde nouveau où de nombreuses personnes flirtent avec des idées autoritaires, alors que beaucoup de celles qui ont souffert du totalitarisme en Europe sont en train de disparaître.

Vue de l’exposition « Wolfgang Tillmans. Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », Paris, Bpi, 2025. Courtesy du Centre Pompidou. Photo Jens Ziehe
Vous avez conçu votre premier ouvrage à l’âge de 25 ans. Depuis, vous en avez publié 44, tous présentés dans l’exposition. Pourquoi les livres de photographie sont-ils si importants à vos yeux ?
Peut-être parce que j’aime les documents éphémères, tels que les journaux, les cartons d’invitation, les imprimés, souvent considérés comme jetables. À l’instar de beaucoup d’artistes, je les considère comme des témoins du temps, des produits des goûts de l’époque, du design et des changements dans celui-ci, lesquels sont toujours liés à la politique et à la mode. Je trouve les magazines très attrayants, mais un livre constitue l’opposé de cette nature éphémère de l’imprimé. Lorsqu’un imprimé se retrouve dans un ouvrage, il dure. Cette juxtaposition est intéressante. C’est un élément véritablement central de ma pensée : voir la similitude de connexion et de chevauchement entre l’imprimé, considéré comme absolument vulgaire et sans valeur, et ce qui est conservé dans un livre et dans une bibliothèque pour toujours – ou peut-être pour toujours. Ce ne sont vraiment que la couverture, la jaquette ou la reliure qui changent la nature de ce morceau de papier. Ainsi, la fragilité d’un morceau de papier provenant d’une photocopieuse est énorme, il atterrit dans la corbeille. Mais lorsqu’il est relié, il est pour ainsi dire pérennisé. J’ai fait de cette évolution un élément conceptuel de ma pratique d’édition.
Depuis 1992, mes œuvres grand format existent sous forme de tirages non encadrés, accompagnés d’un certificat et d’un ensemble d’instructions sur la manière de les réimprimer. À ce bel objet, pur mais fragile, s’ajoute la garantie que vous pouvez le refaire. Ou bien l’image est présentée dans un cadre d’artiste que j’ai conçu. Dans ce cas, les photographies ne sont pas accompagnées d’un certificat de réimpression. Mais elles vous donnent un sentiment de sécurité, les cadres ayant été inventés pour les protéger. Ainsi, il y a ce sentiment à la fois de protection et de vulnérabilité : comment attribuons-nous une valeur aux choses ? Un prospectus de club sur un comptoir n’est rien, mais lorsque cinquante flyers sont reliés sous une couverture en cuir, cela devient un document sur l’époque.
Mon travail tente constamment d’examiner l’égalité matérielle des choses. Je pense à l’équivalence entre différentes matières, puis à l’attribution d’une valeur à ces matières et à la lecture sociale de toutes ces surfaces. Cela n’aboutit pas à une matrice claire que l’on peut étudier et analyser complètement, pourtant j’ai le sentiment très tangible que tout est comme cette mangue sur la photographie de nature morte à Lagos [Lagos still life II, 2022] ; elle est matériellement proche de cet autre objet, qui est peut-être évalué à une valeur beaucoup plus élevée ou beaucoup plus faible. Cela relève finalement de la façon dont nous regardons le monde, ce qui le rend possible ou désactive les choses.

Vue de l’exposition « Wolfgang Tillmans. Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », Paris, Bpi, 2025. Courtesy du Centre Pompidou. Photo Jens Ziehe
À l’ouverture de l’exposition, vous avez fait l’éloge du livre, mais aussi de la liberté d’expression, de la recherche et de la préservation du savoir à l’heure où l’autoritarisme et l’obscurantisme progressent. Vous avez également rendu hommage au libre accès du plus grand nombre à cette bibliothèque, à l’opposé des politiques qui attaquent ouvertement la science et l’art. C’est un prisme à travers lequel voir votre exposition...
Pour développer ce que nous venons d’évoquer, j’ai donné l’impression qu’un livre n’est qu’une question de reliure, que l’on peut y mettre n’importe quoi et qu’une fois qu’il est relié, c’est bon. Bien sûr, cela ne s’appliquait qu’à un niveau purement matériel, à la valeur que nous attribuons au papier selon ses diverses formes. Mais ce qui rend les livres différents est qu’ils sont généralement le résultat d’une longue période de fabrication, d’écriture. J’ai conçu mes livres moi-même pratiquement depuis le début. J’ai fini par comprendre que le processus était proche de l’écriture, même si je le conçois avec InDesign. Un livre est un format long. Un article de magazine, un encart, un portfolio sont des formes plus courtes. Formuler un propos en 160 ou 320 pages est un processus incroyablement intéressant et puissant. Lorsque nous sommes captivés par un livre, que nous sommes emportés, que nous faisons le voyage, c’est l’une des meilleures choses qui soient. C’est comme un album musical. C’est un format formidable. Cette pensée plus complexe, qui s’élabore dans un livre visuel conçu, séquencé – le séquençage en tant que forme d’écriture –, constitue une connaissance, une attitude et une opinion condensées dans un format portable, amené à perdurer. Je ressens non seulement le plaisir de faire un livre, de le regarder et de partager mes images et mes histoires avec un public, mais je vois aussi un attrait à ce que le livre soit là peut-être pour plus longtemps que moi. Et cette sorte de confiance dans l’imprimé, je l’ai intrinsèquement, contrairement à la numérisation, qui a toujours le potentiel d’être effacée. Les livres peuvent être brûlés, mais les données peuvent être perdues de nombreuses façons différentes.
J’ai le sentiment que nous devons être très responsables lorsque nous passons au numérique et que nous mettons fin aux copies papier. Nous devons être conscients et confiants que nous disposons de suffisamment de sauvegardes, de lecteurs et d’accessibilité, car j’ai l’impression que notre collection musicale est entre les mains de quelques sociétés internationales. Je suis en désaccord avec cet état d’esprit des vingt dernières années, où les gens vous disent fièrement qu’ils n’ont plus de livres chez eux, qu’ils se sont débarrassés de tout et qu’ils adorent ça.
Vous prenez des photos avec un iPhone, avec des appareils numériques, mais votre travail est imprimé dans des livres et vous exposez des tirages. Que pensez-vous de l’utilisation des images numériques aujourd’hui, de l’intelligence artificielle [IA], des nouvelles façons de créer des images ? Utilisez-vous Photoshop ?
Non, je suis probablement l’un des rares photographes à ne pas savoir utiliser Photoshop ! Je connais Lightroom et InDesign, ce sont les seuls logiciels que je maîtrise vraiment bien. InDesign est parfait pour publier des PDF, des images, des dessins qui sont publiés numériquement. Je pense qu’il est important de faire l’éloge de l’imprimé. Je dois avouer néanmoins que je lis la plupart des informations en ligne, par le biais des applications et des abonnements électroniques. Je fais d’ailleurs beaucoup de captures d’écran. Encore une fois, il y a cette idée que rien n’est plus éphémère que le flux d’hier, comme un journal ou Instagram. Je ne suis donc pas un lecteur lent, pas plus que totalement préparé à l’avalanche médiatique et à la révolution dans laquelle nous nous trouvons. Je me suis soudain rendu compte que mes amis ne font plus de recherches sur Google et qu’ils sont passés à ChatGPT pour demander tout et n’importe quoi. Je me retrouve ces derniers temps à déclarer que l’IA est stupide… Ce que je veux dire par là, c’est qu’elle se contente de comparer et faire des prédictions de probabilité. Elle prend des millions d’échantillons et calcule le résultat le plus moyen et le plus probable, mais ce n’est pas de l’intelligence créative. Par le passé, des gens se sont révoltés pour s’opposer à des technologies nouvelles en défendant des modèles dépassés. Prenez l’exemple de la composition des textes à la main avec des lettres en plomb dans l’imprimerie et la presse. Cela semble aujourd’hui insensé. C’est pourquoi je ne veux pas dire que tout cela est terrible. Mais j’ai le sentiment que, sur le plan émotionnel, cela nous laisse dans une situation plus froide et plus difficile, et bien sûr, complètement vulnérables à la manipulation.
Votre travail de photographe est lié à la musique depuis vos débuts. Vous avez capté l’esprit de liberté de la jeunesse dans les clubs, réalisé des portraits d’artistes pour des magazines et conçu des pochettes d’albums, à l’instar de « Blonde » de Frank Ocean. Vous avez également composé de la musique électronique sur laquelle vous chantez et que l’on peut entendre dans l’exposition. Quand votre relation passionnelle avec la musique a-t-elle commencé ? Quel est le lien avec la photographie ?
J’ai eu cette réaction profonde à la musique dès mon plus jeune âge, mais seulement à la musique pop. Il m’arrivait d’entendre de la musique classique provenant du tourne-disque ou de la télévision de mes parents, comme l’Oratorio de Noël ou les Passions de Pâques [de Jean-Sébastien Bach]. Mais cela n’a jamais enflammé mon enthousiasme jusqu’à l’âge d’une dizaine d’années. J’ai alors découvert Welcome to the Machine [morceau de l'album Wish You Were Here] de Pink Floyd et Crisis?What Crisis? de Supertramp, les deux premiers albums que j’ai achetés, ainsi qu’Oxygène de Jean-Michel Jarre. Cette musique m’a complètement parlé, elle m’a beaucoup touché. J’ai ressenti des émotions profondes. Et je pense qu’à un stade plus avancé, en devenant adolescent, en prenant conscience de mon identité, de ma sexualité et de la politique, je me suis connecté au potentiel de la musique à véhiculer de tels messages, de telles identités. C’est, bien sûr, très puissant. Beaucoup d’intellectuels, dans différents domaines académiques, ont les yeux humides lorsqu’ils parlent de leur passion musicale pop, laquelle s’exprime d’une manière plus transparente que la plupart des autres modes de pensée intellectuelle.
Pratiquer la musique m’a attiré. Au départ, pendant une courte période, j’ai eu la chance d’avoir un collaborateur avec lequel je me sentais à l’aise, puis j’ai fait une pause de trente ans. Ce n’est qu’au cours des dix dernières années que j’ai renoué avec la création musicale, encouragé par la confiance en ma voix, en mon langage, que ce soit en écrivant ou en improvisant des paroles, en m’exprimant lors d’entretiens ou de conférences. J’ai reçu des commentaires selon lesquels les gens aimaient me lire ou m’écouter parler. Dès lors, chanter ne représentait pas un si grand saut. C’est ainsi que je vois ce lien. Au départ, il me semblait assez farfelu d’enregistrer de la musique à la fin de la quarantaine, mais, en fait, ce n’est pas le cas. C’est devenu comme un prolongement de la parole.
Avez-vous des projets pour d’autres enregistrements ?
La bande-son du film de 35 minutes Time Flows All Over, projeté dans l’exposition, est une version d’un assemblage plus long que j’ai fait à l’été 2024, construit sur l’album enregistré la même année, dont le titre est Build From Here. Je travaille en ce moment sur un format évolutif, destiné à une projection théâtrale ou à une présentation d’installation. La performance live, aussi excitante soit-elle, n’est pas vraiment adaptée me concernant. Mon travail sonore est destiné à une écoute dans un auditorium, à l’image de ce que j’ai créé pour cet espace à la Bpi. Il y a deux ensembles de haut-parleurs différents et une autre installation sonore. J’espère pouvoir consacrer plus de temps à ce travail de création sur le son.

Vue de l’exposition « Wolfgang Tillmans. Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », Paris, Bpi, 2025. Courtesy du Centre Pompidou. Photo Jens Ziehe
Dans votre carrière, la reconnaissance est venue avec des images fortes, sensuelles, voire sexuelles, pour beaucoup en relation avec la musique techno. Avec l’âge, diriez-vous que vous vous êtes assagi, que vos centres d’intérêt ont changé ? Comment voyez-vous l’évolution de votre travail depuis vos débuts ?
Je vois et je sens une concordance entre vos questions et ma situation actuelle, car même s’il ne s’agit pas d’une rétrospective, comme je l’ai mentionné au début de notre entretien, l’exposition contient probablement le plus grand nombre d’œuvres des années 1980 que j’aie jamais montrées. Il y a des dessins, une peinture sur papier, mes premiers autoportraits, des photocopies en noir et blanc, quatre grandes œuvres dans une étagère, un certain nombre d’artefacts sur l’étagère et la table dédiée à cette décennie... Ces images datent toutes d’une époque où je n’étais pas encore connu, avant mon travail des années 1990. Or, ce que je constate, c’est une surprenante cohérence dans mon intérêt, à parts égales et ancré dans une contemplation très calme, pour la fabrication, la traçabilité et l’enregistrement, sans liens étroits avec la culture musicale pop ou la culture populaire. Beaucoup de choses que j’ai faites n’avaient pas de lien avec cela.
Je me suis lancé avec passion dans la culture de l’époque, dès que j’ai pu vivre seul, gagner mon propre argent, vivre loin de mes parents, déménager dans une plus grande ville où je pouvais travailler, puis partir à Londres. Je voulais être au cœur de ce qui se passait et en faire partie, pas seulement regarder, mais en faire partie. Et je n’ai jamais quitté la ville. Il y a vingt ans déjà, nombre de mes amis londoniens se sont installés à la campagne, et j’ai commencé à me rendre à Berlin, que j’avais en quelque sorte en ligne de mire depuis Londres et que je considérais comme un endroit où je pourrais m’éloigner un peu de ma réalité londonienne. Puis, au bout de vingt ans, j’ai déménagé à Berlin, et Londres est devenue une résidence secondaire. À Berlin, on peut vivre et travailler très tranquillement et efficacement. C’est à vous de choisir si vous voulez sortir tout le temps. Ce n’était pas mon cas. Et j’ai vraiment apprécié le fait que la culture pop commerciale ne vous soit pas imposée à chaque coin de rue. C’est pourquoi j’ai commencé à faire des photographies sur des sujets divers, à chercher ce qui compte ensuite, quels sont mes centres d’intérêt. Ils se renouvellent et changent, mais restent étonnamment cohérents. Lorsque j’ai fait des recherches sur mes premières archives pour une exposition dans ma ville natale en 2024 (3), j’ai été surpris de constater à quel point les choses étaient cohérentes pour moi. Tout va donc de l’avant et continue de s’ouvrir.
(1) « Wolfgang Tillmans. To look without fear », 12 septembre 2022-1er janvier 2023, MoMA, New York, États-Unis.
(2) « Wolfgang Tillmans : 2017 », 15 février-11 juin 2017, Tate Modern, Londres.
(3) « Wolfgang Tillmans : Ausstellung in Remscheid », 13 avril 2025-4 janvier 2026, Haus Cleff, Remscheid-Hasten, Allemagne, werkzeugmuseum.org
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« Wolfgang Tillmans. Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », 13 juin-22 septembre 2025, bibliothèque publique d’information, niveau 2, Centre Pompidou, place Georges- Pompidou, 75004 Paris.
