Le collectif Bled El Abar (« le pays des puits ») n’est pas né pas ex nihilo. En 2013, deux de ses membres, les architectes Vanessa Lacaille et Mounir Ayoub, fondent à Genève le Laboratoire d’architecture, élaborant différents projets en Europe ou en Afrique. En 2021, ils sont commissaires du Pavillon suisse à la Biennale d’architecture de Venise et, deux années plus tard, exposent à l’Arsenale, en off de la Biennale, « Welcome in Nomadland », en compagnie de l’architecte tunisien Hamed Kriouane, troisième membre du collectif. La question des nomades concentre alors tout leur intérêt, en raison des conditions dans lesquelles, à l’époque coloniale, puis sous la présidence de Habib Bourguiba, ceux-ci ont été contraints de se sédentariser. «Les déserts ne sont pas vides, rappelle Mounir Ayoub, en écho à la vidéo de Yann Gross qui était présentée dans l’exposition « Lands of Wells » organisée par Bled El Abar au 32bis, à Tunis*1. C’est la disparition des nomades dans le désert qui fait que le désert s’assèche, et non l’inverse. On les en a chassés, si bien que les puits se sont asséchés et qu’il n’y a presque plus d’oiseaux migrateurs, de chèvres, de moutons ou de dromadaires. L’eau existante suffirait à créer un environnement vivant.»
De ce constat naît alors leur envie de s’intéresser aux puits du désert tunisien, au «Bled El Abar», nom que ses habitants donnent à un territoire délimité au nord par le Chott el-Jérid, au sud par le Grand Erg oriental, à l’est par le djebel Dahar et à l’ouest par la frontière algérienne. « Les seuls nomades qui vivent dans le désert tunisien aujourd’hui, précise Mounir Ayoub, ce sont des Algériens de la tribu Rebaïa.» «Ils parcourent souvent tout le désert pour arriver jusqu’aux frontières libyennes», ajoute Hamed Kriouane.

M’hammed Kilito, sans titre, 2024, photographies couleur. © M’hammed Kilito. Courtesy du 32bis
Un travail cartographique
Plusieurs séjours dans ce «pays des puits» permettent au collectif d’esquisser un premier relevé cartographique de la région qu’il reproduit dans l’exposition au 30/1000e, en représentant les puits à plus grande échelle. «Leur nombre exact est difficile à définir, reconnaît Hamed Kriouane. Peut-être en existe-t-il 600 ou 700.» Leur datation elle-même n’est pas sans poser problème, car il n’est pas rare que certains puits soient limitrophes de sites romains. «On retrouve la présence de chaux ou de pierre, mais également des matériaux contemporains comme le ciment ou le béton armé», indique Hamed Kriouane.
La complexité du territoire, que documentent les prises de vue de M’hammed Kilito, dans le but de diversifier les perspectives, repose sur le paradoxe d’une population nomade éloignée des points d’eau qui lui permettraient de satisfaire ses besoins et contrainte de gérer des eaux de surface à partir de murets de rétention, car, «en fin de compte, il pleut aussi dans le désert», rappelle Vanessa Lacaille. Du fait de la sédentarisation forcée de ces populations, l’agriculture locale et artisanale est le plus souvent remplacée par une agriculture intensive, moins soucieuse de l’environnement. «Beaucoup de palmeraies s’installent dans cette région, avec des forages alimentés par des panneaux solaires qui génèrent une puissance de tirage très importante, explique cette dernière. Tout le surplus d’eau est rejeté, s’évapore et crée des points d’eau stagnante qui s’infiltrent très peu et ne reconstituent pas la nappe phréatique.»
Une approche pluridisciplinaire
Toute la force du projet ayant conduit le collectif à réparer, avec la population locale, le puits de Bir Ettin, en développant des protections en feuilles de palmier tressées, réside dans son caractère pluridisciplinaire. «Si l’objectif du collectif est aussi de lever des fonds, nous sommes conscients que nous réussirons ce projet non pas seuls, mais en nous associant à des scientifiques ou à des artistes », reconnaît Hamed Kriouane. Directrice du 32bis, Hela Djobbi souligne l’aspect inédit de la démarche : « Ce n’est pas vraiment dans les traditions tunisiennes de créer des archives. La photographie permet de recenser les différentes sources d’eau, et les vidéos de l’exposition recourent à une esthétique accessible pour le public de l’art contemporain. » La collaboration avec le photographe marocain M’hammed Kilito constitue sans doute l’un des points forts de l’exposition. «Le projet Bled El Abar résonne avec ma démarche, confirme celui-ci, en évoquant l’installation qu’il présenta en février lors de la Biennale de Sharjah 2025, en lien avec l’oasis de Figuig, au Maroc. Depuis 2019, je documente les effets du changement climatique sur les oasis, que ce soit en Égypte, à Gabès en Tunisie et bientôt en Mauritanie.» Cette acuité du regard, que l’on retrouve dans la vidéo de Yann Gross, sert magistralement l’expertise scientifique du collectif d’architectes.
*1 «Bled El Abar. Land of Wells», 18 avril-28 juin 2025, Le 32bis, Tunis, Tunisie, instagram.com/le32bis
