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Photographie
Entretien

Carrie Mae Weems : « Les œuvres vous apprennent qui vous êtes »

À l’occasion de la rétrospective que lui consacrent les Gallerie d’Italia, à Turin, la photographe américaine, lauréate du prestigieux prix Hasselblad en 2023, retrace son parcours et décrypte son œuvre engagée.

Propos recueillis par Stéphane Renault
8 juillet 2025
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Carrie Mae Weems. Photo Rolex/Audoin Desforges

Carrie Mae Weems. Photo Rolex/Audoin Desforges

Quel a été votre premier choc esthétique ?

Ma première véritable impulsion a été de devenir danseuse. Et je pense que si j’avais compris la chorégraphie, le rôle d’un chorégraphe, j’aurais probablement eu une vie très différente. J’étais très intéressée par le mouvement et la performance. Mais je connaissais aussi Henri Cartier-Bresson, j’avais vu ses images... Un jour, mon petit ami, qui était photographe, est rentré à la maison avec un livre intitulé The Black Photographers Annual [anthologie d’artistes photographes africains-américains publiée en quatre volumes en 1973, 1974, 1976 et 1980 par Joe Crawford, NDLR]. Il m’a dit : « Carrie, il faut que tu voies ça ! » J’étais en train de faire une sieste, je me suis levée, et nous nous sommes assis sur le lit pour regarder ces photographies. Elles étaient signées de Ming Smith, de Shawn Walker et du grand Roy DeCarava. Ces images ont changé ma vie. Bien sûr, j’avais vu d’autres peintures et d’autres photographies, mais regarder ces photos de personnes noires avec une certaine dignité et un autre niveau de vie que les stéréotypes habituels a été si époustouflant, si rafraîchissant ! Je vivais en Californie, mais j’ai su immédiatement que je me rendrais à New York pour rencontrer tous ces artistes, étudier avec eux. Je voulais m’inscrire dans cette lignée de photographes qui avaient une approche humaniste du portrait.

Est-ce en voyant le travail de ces mentors que vous avez décidé de vous lancer dans la photographie ?

Je prenais déjà des photos. Mais rien de vraiment personnel, je n’avais pas encore mon mot à dire... Je réagissais simplement au monde. Je pensais devenir photographe documentaire ou photojournaliste. Je savais que je voulais faire quelque chose de sérieux et d’important, m’impliquer profondément dans le domaine de la photographie, m’engager en tant qu’artiste de manière réfléchie. Les images de Roy DeCarava, de Robert Frank et de Dorothea Lange sont devenues des repères sur la route qui me menait là où je devais aller sur le plan photographique.

Carrie Mae Weems, Untitled, série Four Women, 1988. Courtesy de l’artiste, de la Gladstone Gallery, New York, de la Fraenkel Gallery, San Francisco, et de la Galerie Barbara Thumm, Berlin

En l’espace d’une quarantaine d’années, vous avez construit un corpus d’œuvres encensées par la critique, associant photographies, textes, son, images numériques, installations et vidéos. Vous vous êtes érigée en porte-voix des Noirs américains, dont les histoires ont longtemps été réduites au silence ou ignorées. Votre travail, qui porte sur l’identité, la représentation et l’injustice à travers le prisme de la race, du genre et de la classe sociale, est souvent défini comme politique. Souscrivez-vous à ce qualificatif ?

Dans la mesure où je m’intéresse au pouvoir, la plupart de mes œuvres sont politiques, mais seulement dans une certaine mesure. Suis-je une activiste ? Absolument. Mon travail n’est pas politique en soi, mais il pointe vers des types très particuliers de conditions qui le sont.

En tant qu’artiste et activiste, vous avez mené des projets collectifs d’art public et des performances multidisciplinaires. En 2016, vous avez réalisé « Grace Notes : Reflections for Now », une performance multimédia collaborative qui mêle musique, spoken word, danse et vidéo pour explorer le sens de la grâce face à l’oppression des Noirs. Quel était l’objectif de cette création ?

Cette œuvre est née à la suite du meurtre, en 2015, de neuf paroissiens dans leur église de la communauté noire de Charleston, en Caroline du Sud. L’auteur de la fusillade, fasciné par la « suprématie blanche », a déclaré avoir voulu déclencher « une guerre entre les races ». Je travaille depuis longtemps avec des musiciens et d’autres artistes, des poètes, des écrivains, des chorégraphes et des danseurs. Je cherche toujours à savoir comment dire quelque chose, comment parler des mêmes conditions d’une manière différente. Cette création m’a permis, cette fois encore, de réunir divers talents pour donner un sens à la performance et à la mise en scène, de concevoir une œuvre qui a des sous-entendus politiques forts, mais le faire sans hurler, avec une certaine grâce, un certain calme, en parlant profondément des problèmes de l’humanité niée, d’une façon que je pensais importante et engageante et qui permettrait à mon public de l’entendre. L’une des choses compliquées dans le fait d’être le genre d’artiste que je suis, à savoir quelqu’un qui remet en question le rôle du pouvoir dans nos vies, l’exploitation, toutes ces sortes de racisme et de sexisme profonds, se pose en ces termes : comment le faire de telle manière que cela puisse réellement être entendu ? Si je crie, il est un peu plus difficile de m’approcher parce que je recule. Le corps se penche au contraire vers le son de quelque chose de doux, d’attentif, de prudent et d’attentionné. Je suis donc toujours consciente du ton, de la hauteur, de la qualité, du caractère de la voix, et cela a beaucoup à voir avec la façon dont je pense construire mon travail.

Considérez-vous ces performances comme faisant partie intégrante de votre pratique artistique ?

D’une certaine manière, oui. La série Kitchen Table, par exemple, est une performance, mais pour un appareil photo. Si l’on revient à cette idée de la forme adéquate pour aborder les conditions d’une nouvelle manière, les photos sont importantes, le texte est important, la vidéo est importante, le film est important, la performance théâtrale est importante, la musique est importante... Je me suis donc impliquée dans toutes ces pratiques. Mais, ce qui est toujours intéressant, selon moi, c’est que les œuvres vous apprennent qui vous êtes. C’est vraiment grâce au travail que je sais ce que je fais. Et c’est subconscient. Par exemple, ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte que j’étais réellement investie dans la performance. En regardant mes photos, on constate qu’il s’agit d’une série de performances auxquelles vous participez, en invitant un groupe de personnes à jouer ces rôles avec vous. Cette petite fille sur l’image n’est pas ma fille. Cet homme n’est pas mon mari ou mon petit ami, je l’ai rencontré dans un magasin vendant de l’alcool. Je l’ai vu et je me suis dit que c’était l’homme que je devais photographier, qu’il serait parfait sur ma photo. J’ai invité les gens à être dans cet espace avec moi et à voir ce qui se passe, ce que nous pouvons créer ensemble. J’éprouve à cet instant un sentiment de possibilité, mais je ne sais pas vraiment ce qui va se passer. Les photographies m’aident à comprendre ce que je suis en train de faire.

Carrie Mae Weems, Untitled (Man and mirror), série Kitchen Table, 1990, impression gélatino-argentique. Courtesy de l’artiste, de la Gladstone Gallery, New York, de la Fraenkel Gallery, San Francisco, et de la Galerie Barbara Thumm, Berlin

La vingtaine de photographies de la série « Kitchen Table », accompagnées d’un texte, dans lesquelles vous vous mettez en scène dans la vie de tous les jours, sont devenues emblématiques. Et très influentes pour les jeunes générations. C’est une référence majeure, y compris pour une star telle que la chanteuse Rihanna...

[Rires.] Son mari, A$AP Rocky, m’a demandé de le photographier en 2024. Il est intéressant de noter qu’il souhaitait faire quelque chose en rapport avec les hommes noirs en tant que pères. Il m’a dit : « Je suis arrivé à un point où je ne suis plus seulement un rappeur. Je suis un mari et un père. Et je veux montrer à d’autres hommes et à d’autres Noirs ce que cela signifie pour moi. » Dans le cadre d’une campagne pour la marque de mode Bottega Veneta, je suis allée le photographier avec ses garçons. Une fois dans leur maison, l’un des bébés s’est mis à pleurer. Rihanna est venue le chercher. J’ai été très respectueuse, je n’ai pas couru vers elle comme une fan, je ne voulais pas la déranger. J’ai juste hoché la tête. Puis elle a emmené le bébé. Quinze minutes plus tard, Rihanna est revenue avec une photographie : l’une des images de la série Kitchen Table, représentant un homme et une femme. Elle m’a demandé : « Mlle Weems, pouvez-vous faire cette photo de moi et de Rocky ? » C’était très touchant. Et nous l’avons fait ! J’ai réalisé toute une série inspirée par sa requête. Nous sommes assis à une table, nous fumons des cigares, buvons du champagne... Rihanna, Rocky et moi nous amusons comme des fous ! Voilà pour la petite histoire ! Effectivement, que cette série, Kitchen Table, soit entrée dans le lexique de la création d’images contemporaines est incroyable. Elle est devenue aussi iconique que les Untitled Film Stills de Cindy Sherman ou les images de Nan Goldin, notamment celles issues de The Ballad of Sexual Dependency.

Qu’en est-il de la relation entre le texte et les images ? L’avez-vous écrit pendant que vous créiez cette série ?

Non, le texte est venu plus tard. Je ne l’ai rédigé qu’après avoir réalisé les photographies. Je pense que l’une des choses les plus essentielles, en tant qu’artiste, est de prêter attention, d’écouter, d’être ouvert et de s’engager avec les autres. Un de mes amis m’a rendu visite au moment où je terminais cette série de clichés. Nous avons eu des conversations brillantes sur la vie et l’art durant un long week-end. Puis il est parti. J’ai pris la route et ai commencé à raconter ce texte en l’enregistrant. Ce n’était pas prémédité. Il est simplement né d’une succession d’actions dans le cadre d’une interaction avec une autre personne, en réfléchissant aux relations, à la monogamie et à la polygamie, au rôle des enfants dans nos vies… Sans cette conversation tout à fait fortuite, je ne pense pas que ce texte aurait existé. Ce serait un projet très différent.

L’installation « Preach » – une commande spécifique pour votre exposition turinoise – explore le rôle de la religion et de la spiritualité chez les Africains- Américains à travers les générations. En quoi ce thème vous semble-t-il important ?

Preach est peut-être l’œuvre la plus ardue sur laquelle il m’ait été donné de travailler depuis des années. Elle a été très difficile à réaliser et à accepter. Nous sommes tous confrontés, d’une manière ou d’une autre, à la question de notre mortalité. Lorsque nous regardons le ciel nocturne, la lune et les étoiles, nous nous demandons où et comment tout cela va finir. Et au cours de la vie, nous nous interrogeons sur notre relation à la foi, notre relation à Dieu, notre relation à notre communauté, etc. La production de Preach a donc été un voyage profondément émotionnel. L’une des choses auxquelles j’ai dû faire face, et dont je savais qu’elle était importante, est que, historiquement, les Noirs n’ont pas eu le droit de pratiquer le culte. Les premières églises africaines-américaines étaient tenues secrètes. On était puni pour avoir essayé de lire la Bible ; on n’était pas autorisé à être chrétien. Les cultes se déroulaient donc dans la forêt, à l’abri des regards, pour que personne ne puisse voir ce qui se passait. Par ailleurs, l’église noire a été systématiquement attaquée. Or, sans elle, le mouvement des droits civiques n’aurait pas vu le jour aux États-Unis. Tous nos grands leaders, qu’il s’agisse de Martin Luther King ou de Malcolm X, y ont commencé leur parcours de résistance. Elle n’est pas simplement un espace de culte. C’est un lieu de refuge contre toutes les attaques dont on est constamment l’objet dans le système global. C’est un espace d’organisation et d’expression. La possibilité d’y contester l’autorité est essentielle. Elle incarne l’espoir. Et le mystère. Elle est très différente de l’Église catholique en ce sens que le paroissien est autorisé à prendre la parole, à se lever au milieu d’un service, à chanter, à témoigner de sa vie, à manifester son émotion. C’est pourquoi je parle de Jésus, Joseph et Marie qui deviennent Obatala, Oshun et Namu-Yah. Ces divinités africaines ont été superposées à la foi chrétienne pour permettre à chacun d’exprimer sa croyance authentique en relation avec le christianisme. Pour ce projet comme pour d’autres, j’ai essayé d’explorer sous la surface, de dévoiler quels sont les constructions et les éléments du pouvoir, ce qui relie une chose à une autre. C’est un aspect primordial, au cœur de mon travail.

Carrie Mae Weems, Untitled, série Preach, 2024. Courtesy de l’artiste, de la Gladstone Gallery, New York, de la Fraenkel Gallery, San Francisco, et de la Galerie Barbara Thumm, Berlin

Sur trois grands tirages de cette nouvelle série, une silhouette se détache, hiératique.

Cette idée m’est venue en observant la manière dont les femmes ont été assujetties tout au long de l’histoire de l’art, en m’inspirant de cela, en décidant qu’une forme féminine pouvait devenir à la fois sujet et objet, créatrice et déterminante pour elle-même. Ainsi, cette figure est entrée dans ma vie un jour. Je n’ai pas vraiment pensé à l’inventer, elle s’est plutôt présentée comme une opportunité, sous ma forme. Je considère ce personnage comme une doublure ouvrant d’autres possibilités pour la photographe que je suis. Elle sert de guide au public, c’est une voix, un acte de performance. Après avoir réalisé un certain nombre d’œuvres, j’ai commencé à comprendre que j’étais impliquée dans cette série d’actions performatives. Le fait que je construise et décrive une réalité très particulière était important, comme le fait qu’elle puisse fonctionner en tant que participante et observatrice à la fois. Cette sorte de dualité m’est très utile, ce corps féminin devient la voix de ceux qui n’ont pas de voix. Que peut représenter ce corps de femme noire ? Pourrait-il être un corps universel ? Y a-t-il un moyen de l’amener sur un autre plan, dans une autre réalité, par cette manière persistante de se présenter ? Peut-on la regarder et comprendre qu’elle représente plus qu’elle-même, contrairement à la forme classique de la femme blanche ? Est-ce possible ? Cela a été un véritable défi.

Vous avez réuni des activistes, des artistes, des musiciens, des poètes, des théoriciens et des écrivains, en organisant des événements à New York tels que « Past Tense/ Future Perfect », en 2014, au Solomon R. Guggenheim Museum et « The Shape of Things », en 2021, au Park Avenue Armory, où vous étiez artiste en résidence. Une version de « The Shape of Things » a ensuite voyagé à LUMA Arles, en France, en 2024. Pouvons-nous revenir sur ce travail également présenté à Turin ? C’est une œuvre très puissante.

The Shape of Things constitue pour moi l’un de ces moments galvanisants. Comme je l’ai mentionné précédemment, le centre de la plupart de mes œuvres est une critique du pouvoir et des puissants : ce que cela signifie et comment y faire face à tout moment. J’ai donc commencé à réfléchir, il y a des années, au cirque de la politique. J’avais déjà étudié l’extrême droite américaine et donné de nombreuses conférences sur le thème du « brunissement » de l’Amérique, sur les changements démographiques en cours dans le pays, sur les mouvements de population. Les gens quittent l’Amérique du Sud, la Chine ou le Moyen-Orient pour s’installer aux États-Unis, le monde entier vient dans ce pays pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais pour des raisons tout de même. Il y avait cette idée clé de déconstruire le pouvoir, de considérer le cirque comme une métaphore pour examiner l’immigration, le rôle de l’humour. Et de quelle manière nous pouvons l’utiliser pour renverser nos agresseurs. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une série d’étapes sur le chemin de la création de cette pièce. Je considère que c’est une œuvre merveilleuse.

L’Administration de Donald Trump, réélu à la Maison-Blanche, se montre très hostile à l’égard de la diversité et des minorités. Comment voyez-vous la situation politique et sociale des États-Unis aujourd’hui ?

C’est un désastre. Mais je pense que c’est aussi le meilleur modèle de ce que l’on ne veut pas. En fin de compte, il s’agit toujours des mêmes problèmes et de la même question. Parce que nous avons affaire à des forces capitalistes impérialistes qui sont déterminées à conserver le pouvoir d’une manière ou d’une autre, même si elles comprennent que la démographie s’est profondément modifiée aux États-Unis. Elle est passée de la race blanche à la race noire, avec des nuances plus ou moins marron. Et cette fois, l’Administration Trump, parce qu’elle a maintenant une deuxième chance de bien faire les choses, dit : « Fuck it ! DEI [diversité, équité, inclusion], les Noirs, l’esclavage et toutes ces idioties que ces gens essaient de nous refiler, nous les refusons. Les hommes blancs vont gouverner ce pays. » Or, la grande majorité des personnes qui bénéficient du DEI sont des femmes blanches, et non des personnes de couleur, ce que je trouve vraiment fascinant et révélateur. Ainsi, cette Administration n’utilise les femmes que comme accessoires, car tout le reste de l’Administration est fortement orienté vers les hommes. Tout le cercle rapproché de Trump est composé d’hommes blancs, mais sa porte-parole est une femme blanche ! C’est fascinant à observer. Cela me semble un excellent test. La façon dont le peuple américain réagira à ce retour de Trump nous dira vraiment qui nous sommes en tant que pays. Un certain nombre de personnes qui ont voté pour lui cette fois-ci réalisent qu’il élimine tout cela : « Nous ne pensions pas qu’il parlait de nous. Nous ne pensions pas qu’il parlait des pauvres blancs ! Nous pensions qu’il parlait des pauvres noirs... » C’est donc une nouvelle réalité à laquelle le pays doit faire face. Et la façon dont il l’affronte déterminera en fin de compte qui nous sommes et où nous en serons dans dix ans. De grands changements se préparent. Et il n’y a pas de meilleur moment pour vivre que d’être les témoins de ces changements et de la manière dont ils sont mis en œuvre. La réélection de Trump est le dernier souffle d’un peuple désespéré.

Carrie Mae Weems, Untitled (Great Expectations), série Scenes and Takes, 2016, impression gélatino-argentique. Courtesy de l’artiste, de la Gladstone Gallery, New York, de la Fraenkel Gallery, San Francisco, et de la Galerie Barbara Thumm, Berlin

Votre travail, en grande partie autobiographique, est étroitement lié à l’histoire de la communauté africaine-américaine. Il se caractérise, en outre, par sa portée sociale et universelle. Comment voyez-vous son évolution depuis vos débuts ?

Je pense qu’il a changé de manière substantielle en ce qui concerne la façon dont les choses sont faites. Mais ce que j’en retiens, ce sont ces liens profonds entre les œuvres. La série Family Pictures and Stories [1978-1984] est liée à Kitchen Table [1990], comme à Leave Now! [2022] et à Preach [2024], où je parle non seulement de ma famille, mais aussi de l’histoire de la photographie. Je m’utilise donc comme une muse et comme une observatrice participante. Et ce rôle est assez constant dans une grande partie de mon travail. Cela me permet de m’investir personnellement, d’être authentiquement moi-même et de me regarder, non pas comme une personne unique, mais comme une personne à laquelle des millions de gens s’identifient parce qu’elle est fondamentalement humaine. En effet, la dimension autobiographique de mon œuvre aspire à l’universel, c’est un moyen de parler des conditions de vie de tant de personnes et plus particulièrement de l’histoire de la communauté africaine-américaine. Qui ne s’assoit pas autour d’une table de cuisine ? Qui n’y mange pas, ne s’y dispute pas, n’y paie pas ses factures ? Mon travail a évolué, mais il est resté en grande partie le même, m’entraînant d’un projet à l’autre.

Les photographies sont une forme d’expression unique. C’est le seul outil que nous ayons pour nous donner l’impression de regarder qui nous pouvons être de la manière la plus directe, même si elles sont construites. C’est en quelque sorte la beauté et le pouvoir de la photographie. Je pense que c’est la raison pour laquelle ce médium a gagné en importance, au fil des ans, depuis son invention. Nous sommes capables de nous voir d’une façon que nous ne pourrions pas percevoir sous une autre forme. Même si elle ne dit pas nécessairement la vérité, la photographie s’en rapproche d’une manière tout à fait unique. C’est ce qui fascine, et je pense que c’est la façon dont nous l’utilisons, dont nous la comprenons, et la raison pour laquelle elle est si puissante. Que nous en parlions d’un point de vue conceptuel, journalistique ou documentaire, il y a ces éléments de surprise sans fin, parce qu’elle semble nous montrer qui nous sommes de la manière la plus immédiate qui soit.

Votre œuvre a été récompensée à de nombreuses reprises. Vous avez notamment été la première femme de couleur à recevoir, en 2023, le prestigieux prix Hasselblad. Considérez-vous cette reconnaissance comme une évolution des mentalités et du regard porté sur les femmes artistes ?

Sans aucun doute. Vous savez, je suis la première femme africaine-américaine à recevoir beaucoup de prix et de récompenses. Je suis toujours stupéfaite – et horrifiée – d’être la première. J’ai été la première personne noire à bénéficier d’une exposition personnelle au Guggenheim New York en 2014 ; la première femme africaine-américaine à recevoir la National Medal of Arts en 2024 [des mains du président des États-Unis, Joe Biden, à la Maison-Blanche, NDLR]. C’est choquant, mais c’est vrai. Et je ne pense pas toujours être la plus méritante. Il se trouve simplement qu’un certain nombre de personnes dans les coulisses disent : « C’est à elle que la récompense devrait aller. » Je ne sais pas exactement pourquoi. Je suis parfois gênée d’être la première à recevoir un prix. J’estime que le système est réellement cassé et qu’il essaie de comprendre comment se réparer. Il tente de comprendre son rôle. Les institutions culturelles, les musées, grands et petits, essayent de comprendre comment participer à ce que nous appelons la justice réparatrice. Et j’en suis l’emblème. Je suis le visage de la justice réparatrice en ce moment.

Votre modestie vous honore. Pour autant, vous êtes devenue une icône pour beaucoup de jeunes artistes.

Je le constate, effectivement. Mais je suis juste occupée à travailler. Vous savez, j’admire moi-même de nombreux talents qui se sont illustrés dans le champ de la photographie, pour toutes sortes de raisons. L’une des choses que j’ai toujours voulues, en tant qu’artiste engagée, est d’être profondément impliquée dans les domaines de l’art et de la photographie, dans une pratique créative. Je m’y suis investie sérieusement, en étant critique de ce qui a été fait auparavant, en plaçant des questions au cœur de ma pratique et en proposant de nouvelles idées. Et donc, l’une des façons dont je le fais, et ce qui me passionne le plus, est de réunir de grands groupes d’artistes afin d’échanger sur l’instant présent. Que je travaille avec des artistes visuels, des compositeurs ou des écrivains, que signifie l’art noir aujourd’hui ? Y a-t-il une esthétique noire dont nous devons être conscients ? Y a-t-il une esthétique féminine ? Quelles questions devons-nous nous poser sur ce domaine ? Et que dois-je faire par rapport à l’espace public ? Je viens de terminer une série de conversations, dont une au Museum of Modern Art, à New York, dernièrement, intitulée « Monumental Concerns », qui portait sur les monuments et leur déclassement de l’espace public. J’ai de nombreuses discussions sur ce sujet. Cela fait aussi partie de mon travail : organiser des conférences et inviter des personnes que je souhaite entendre, car je les considère comme essentielles, qu’elles soient plus jeunes ou plus âgées que moi, peu importe.

Quel conseil prodigueriez-vous à un ou une jeune photographe ?

Le seul conseil que je peux donner est de vraiment travailler dur. C’est un travail acharné, qu’il faut mener à bien quotidiennement, et non tous les deux jours ou toutes les deux semaines. Il faut pratiquer avec régularité et découvrir ce qui a véritablement du sens pour soi. Ensuite, il faut suivre cette voie avec authenticité, en se laissant guider par le travail au plus profond de soi-même et dans toute sa complexité.

« Carrie Mae Weems : The Heart of the Matter », 17 avril-7 septembre 2025, Gallerie d’Italia, Piazza San Carlo 156, 10121 Turin, Italie.

Commissaire : Sarah Meister. Catalogue publié par Aperture et Allemandi, 264 pages.


PhotographieCarrie Mae WeemsPrix HasselbladGallerie d'Italia TurinItalie
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