Depuis les années 1960, François Rouan (né en 1943) élabore une œuvre exigeante où la matérialité du tableau entre en résonance avec ce qu’elle ne peut formuler de manière frontale. Célébré pour le tressage, geste inaugural expérimenté dès 1965, l’artiste développe depuis plus de six décennies un travail où le fragment et la superposition s’entrelacent jusqu’à déplacer le regard et faire vaciller la perception. Si cette pratique a fait l’objet d’une rétrospective au musée Fabre à Montpellier en 2017, l’exposition présentée aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Lyon s’attache à en révéler un autre versant, son corollaire moins thématisé mais tout aussi structurant, à savoir celui de l’empreinte.
Abordée dans ses dimensions à la fois matérielles et mémorielles, cette dernière constitue la matrice latente de l’œuvre de l’artiste, traversée par l’alternance de traces visibles et d’effacements. En inscrivant le corps, l’histoire ou la citation dans l’épaisseur du support, elle ouvre en effet un espace où la peinture échappe à l’évidence, et permet d’approcher, par les seules ressources du médium, ce qui résiste à toute représentation.
Orchestrée par les commissaires Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, et Isabelle Monod-Fontaine, conservatrice générale du patrimoine honoraire, la manifestation réunit près de 140 œuvres, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, principalement issues de la collection particulière de l’artiste. Déployée dans les espaces traditionnellement réservés à la présentation des collections du XXe siècle du musée, elle pénètre au plus près le champ opératoire du regard de Rouan, épousant la logique même de l’œuvre, stratifiée en séquences sensibles où toiles, dessins et photographies s’interpénètrent et se répondent par échos, dans une démonstration de cohérence.
Dès l’entrée, la série des Stücke, débutée en 1986 en hommage aux millions de victimes des camps d’extermination, impose son mutisme grave. Nées dans le sillage du choc provoqué par la découverte du film Shoah de Claude Lanzmann, ces œuvres prolongent une réflexion sur l’irreprésentable : Rouan y dispose, dans un assemblage de format horizontal proche du retable, si ce n’est de la tombe, ce qui semble être des traces de fragments de bois, tout comme des motifs de crânes et de figures couchées empruntées à Cezanne ou à Mantegna.
À cette série succède en contrepoint celle des Coquilles, où le corps, vivant, féminin et profondément sexué, reprend place. Ses empreintes acéphales – cuisses, torses, seins – s’imprègnent sur la toile et le papier, toutes mêlées à une prolifération dense de touches et de trames chamarrées. Défiant l’immédiateté du regard, la composition ne se donne jamais dans sa totalité tant elle se brouille et se dérobe, prise dans un élan de complexité et de sensualité fantomatique.
À la même époque, au début des années 1990, François Rouan expérimente l’empreinte photographique au moyen d’un thème unique et pourtant toujours en retrait, le sexe féminin, cette origine du monde à la béance certaine que l’œil ne peut appréhender dans sa totalité. Retravaillée, surimprimée, intégrée dans un feuilletage plastique qui défie la lisibilité, l’image engendre des formes indéchiffrables évoquant le test de Rorschach, dont les nombreuses arabesques se retrouvent dans toiles et dessins, à l’exemple des Roses turques.

François Rouan, Recorda VII, 2023-2024, huile sur toiles tressées, H. 202 ; L. 155,5 cm. Collection de l’artiste. © ADAGP, Paris, 2025. Image © Atelier Laversine
Rétive à toute formule éprouvée, l’empreinte tisse ainsi les registres du cadavre et du corps, du tragique de l’histoire mais aussi de l’histoire de l’art, convoquant comme une archéologie du regard. Le long séjour italien de l’artiste au début des années 1970, entre la Villa Médicis au temps de Balthus et l’étude assidue des fresques siennoises de Lorenzetti, marque une inflexion décisive dans sa pratique. À Sienne, Rouan prélève certains motifs, notamment la ronde des danseuses figurant dans L’Allégorie des effets du bon gouvernement, qu’il intègre ensuite à ses dessins et ses toiles. Éloignées de tout effet de citation, ces figures ressurgissent à la surface avant de s’évanouir, sédimentées dans l’épaisseur même du tableau tressé, comme si la mémoire de la peinture du Trecento y travaillait à bas bruit.
Lacunaire si ce n’est hanté, le visible ne s’avère jamais donné et l’œil se heurte à ce qu’il voudrait pouvoir saisir d’un seul regard. L’empreinte trouble le fond et la forme, dissout les frontières entre ce qui est figuré et ce qui fait surface. Il faut renoncer à voir pleinement pour voir autrement, semble vouloir affirmer les œuvres de Rouan. Partout, prises dans un jeu complexe de dessus-dessous, formes minérales et paysages brisés mais aussi morphologies humaines savamment divisées s’accumulent, s’intriquent puis se dissipent dans un entrelacs de couleurs réalisées à l’huile ou à la cire.
Avec Recorda, l’une de ses séries les plus récentes, François Rouan condense cette poétique de la prégnance. Le titre lui-même, littéralement « souviens-toi » en catalan, résume l’essentiel d’une mémoire pulsatile et résurgente, qui ne se livre pas de manière linéaire mais plutôt par éclats et surgissements, comme une trace que rien ne peut refermer, pas même le tableau.
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« François Rouan, Autour de l’empreinte », jusqu’au 21 septembre 2025, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 20 place des Terreaux, 69001 Lyon
