Parler d’eau à Rome, Ville éternelle, mais aussi – selon Dino Buzzati – capitale de l’eau bénite, apparaît comme une évidence. La Villa Médicis y propose une exposition sur cette thématique, intitulée « Le Chant des sirènes. L’eau racontée par les artistes » et présentée dans ses espaces d’exposition parmi lesquels… l’ancienne citerne. Il suffit de déambuler dans la demeure et ses abords pour comprendre combien l’élément liquide y jouit d’une grande importance. « L’aqueduc qui acheminait l’eau potable dans la Rome antique passait sous la Villa, explique Caroline Courrioux, responsable des expositions à la Villa Médicis et commissaire associée de celle-ci avec Sam Stourdzé, directeur du lieu. Il desservait, à l’époque, les 500 fontaines de la capitale, et l’inclinaison des conduites était, dit-on, si parfaite que l’eau arrivait dans chacune d’elles sans stagner. On peut imaginer son tracé depuis les jardins de la Villa, au nord-est, en direction du centre-ville, au sud-ouest, en suivant un parcours qui relie la fontaine du Piazzale – l’esplanade des jardins – jusqu’à la vasque au Mercure de la loggia, puis vers celle incrustée dans le garde-corps du balcon du premier étage, sur la façade avant, lequel, enfin, surplombe le parvis de la Villa où trône un quatrième point d’eau, la fontaine dite “de Corot”, le peintre - il n’est pas le seul – l’ayant représentée de nombreuses fois. »
C’est là le versant bucolique du propos. L’autre, lui, s’avère plus sombre, car l’eau, en temps de crise climatique, est devenue une problématique essentielle, le reflet d’enjeux écologiques, sociaux et géopolitiques majeurs à travers la planète.
UNE QUESTION SOCIALE
Découpée en sept chapitres, l'exposition réunit les oeuvres d'une trentaine d'artistes - dont dix pièces spécialement réalisées pour l'occasion - et met en exergue celles qui évoquent ces questions écologiques, a fortiori dans la section intitulée « Eaux troubles ». « Nous sommes aujourd’hui dans une période où nombre d’artistes sont en prise directe avec l’état du monde, qui plus est avec de grands sujets comme l’écologie et l’environnement, voire avec les difficultés qu’ils ont à les imposer, estime Sam Stourdzé. Plus qu’auparavant, ils ont une connaissance aiguë des préoccupations contemporaines et de l’urgence qu’il y a à s’emparer de tels sujets. » Cette urgence, le directeur de la Villa Médicis se dit à même de la mesurer personnellement : « J'ai acheté une petite maison à Caprarola, à environ une heure de voiture au nord de Rome ; dans ce village, on ne boit plus l’eau du robinet. La municipalité a installé sur la place centrale un distributeur d’eau potable, payant évidemment, et elle n’est pas la seule. C’est le cas dans nombre de villages alentour. La raison ? L’eau est contaminée par l’arsenic, ce qui la rend impropre à la consommation, un problème de longue date en Italie, en particulier dans cette région du Latium. C’est notamment dû à un phénomène naturel : des minéraux sulfurés et des roches volcaniques s’érodent et se dissolvent dans les eaux souterraines. L’eau est fondamentalement une question de société et de santé publique. »
L’Américaine LaToya Ruby Frazier abonde en ce sens. Dans sa série photographique en noir et blanc Flint Is Family (2016), elle suit une mère et sa fille en lutte pour l’accès à l’eau potable dans la ville de Flint, dans le Michigan (États-Unis). En 2014, en raison d’une crise financière, le gouverneur de l’État a décidé de changer le système d’alimentation en eau potable, jusqu’alors acheminée depuis Detroit, pour la puiser dans la rivière locale. Traitée chimiquement à cause des matières fécales et des déchets toxiques qu’elle contient, l’eau, rendue corrosive, ronge les conduites et libère du plomb. La crise sanitaire inhérente met immédiatement au jour une ségrégation raciale et des choix politiques inégaux d’accès à l’eau, celle-ci affectant majoritairement les habitants issus de la classe populaire et de la communauté africaine-américaine.
Toxicité aqueuse encore avec le film Ilel (Mirage) des Français Maïa Tellit Hawad et Valentin Noujaïm, « enquête fictionnelle » basée sur un fait-divers réel : l’inondation du site de la mine d’uranium de Tagaza, au coeur du Sahara central, qui a contaminé l’eau potable, laquelle fut ingérée et causa de nombreuses victimes. Les voix des habitants de la région ajoutées à celles d’entités naturelles personnifiées – l’eau invasive, la nappe aquifère fossile, le sol, le minerai d’uranium – et d’esprits et figures mythologiques livrent d’autres versions de l’accident, fustigeant, entre autres, la confiscation et l’intoxication des ressources naturelles au coeur de convoitises internationales. On retrouve ce constat dans la vidéo du Libanais Bassem Saad, Kink Retrograde (2022), « allégorie spéculative » non exempte d’une ironie grinçante. Vêtu d’une panoplie futuriste, l’artiste, d’abord cadré serré sur une rive que l’on croirait idyllique, se trouve, en réalité, une fois un plan large déployé, devant une décharge de bord de mer, à la périphérie de Beyrouth, univers dystopique sur fond d’effondrement complet de la biodiversité.
UNE RESSOURCE CONVOITÉE
L’eau salubre est en effet un enjeu crucial et majeur du monde actuel. Or, de bien commun, elle devient désormais sinon un objet de marketing, assurément une ressource monétisable. Pamela Rosenkranz dénonce justement cette situation très récente – les premières bouteilles en plastique datent de 1973 – et, en filigrane, les stratégies commerciales des producteurs d’eaux minérales – dont Evian, Fiji ou Smartwater – dans une installation intitulée Pour Yourself (Servez-vous), série de six bouteilles en plastique de 1,5 litre emplies de silicone, dont les différentes nuances, onctueuses tels des yaourts, invitent notamment à la satire des promesses publicitaires. L’artiste suisse analyse la volonté du système capitaliste de « domestiquer » la nature ainsi que les affres de la société de consommation, ces bouteilles en plastique ayant envahi la planète constituent des déchets contaminant les fonds marins. Son but : « Retrouver le bien commun. » Même préoccupation chez Dala Nasser, avec une monumentale installation de toiles teintes à la pourpre de Tyr et frottées au charbon, titrée Les Noces de Cana, du nom de sa région natale, au sud du Liban. L’artiste offre un regard décentré sur ce célèbre épisode de l’évangile de saint Jean, tout en mettant en lumière les répercussions politiques et environnementales de l’utilisation d’un territoire. Il s’intéresse en particulier à la rivière libanaise Ouazzani sur laquelle Israël exerce un contrôle, parce qu’elle contribue à approvisionner le lac de Tibériade, une ressource stratégique israélienne, puisqu’il renferme un tiers des réserves du pays. L’eau se voit transformée non plus en vin mais en or !
Avec Piscean Premonition, l’Indienne Himali Singh Soin déploie quant à elle une installation constituée notamment de tilapias en céramique mordorée et tente de résoudre une énigme : l’hécatombe de cette espèce de poisson ayant eu lieu sur plusieurs plages. « Réchauffement climatique ou suicide collectif ? Les scientifiques n’ont pas encore réussi à le déterminer, commente Caroline Courrioux. En revanche, ce poisson d’eau douce s’adaptant très bien dans la mer, voire dans une eau fortement saline, ils étudient actuellement leurs mécanismes d’adaptation à ce milieu, afin d’en tirer éventuellement des enseignements pour nous, êtres humains. »
« Si l’exposition peut parfois être dure ou pesante dans ses contenus, il existe néanmoins une lueur d’espoir, assure Sam Stourdz. Les artistes font tous preuve d’un engagement politique, même si cela n’est pas fait de manière frontalement militante. Ils montrent, en tout cas, qu’un autre paradigme est possible. »
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« Le Chant des sirènes. L’eau racontée par les artistes », 4 octobre 2024-13 janvier 2025, Académie de France à Rome – Villa Médicis, viale della Trinità dei Monti 1, 00187 Rome, Italie, villamedici.it