Trois ans après le décès de Pierre Soulages – à plus de 100 ans, en octobre 2022 –, Alfred Pacquement, qui lui a consacré, entre autres, une grande rétrospective au Centre Pompidou, à Paris, en 2009-20101, met en lumière un pan moins connu que ses peintures sur toile et son outrenoir, son œuvre sur papier, dont sont montrées ici toute l’ampleur et l’importance. Au musée du Luxembourg, assisté par Camille Morando, le commissaire a réuni cent trente de ces « peintures sur papier », produites entre les années 1940 et le début des années 2000 : quoique moins souvent exposées – vingt-cinq le sont ici pour la première fois –, ces œuvres ont néanmoins accompagné le parcours de l’artiste presque de bout en bout ; le fait qu’elles proviennent pour beaucoup du musée Soulages, à Rodez (Aveyron), et de la collection de Colette Soulages témoigne aussi de leur présence, durable, dans les parages de la création en train de se faire. Et s’il se refusait à les qualifier de dessins, c’était pour mieux indiquer qu’avec les œuvres sur toile et sans hiérarchie, elles participaient d’un même mouvement, d’une même recherche.
"Un tout organisé"
Pour autant, une tonalité, pourrait-on dire, particulière, s’y fait jour, celle des commencements de toutes sortes. En premier lieu parce que la formation d’un peintre passe par là : à l’entrée de l’exposition, on suit, dans des fusains, le passage des académies des années 1941-1942 (alors qu’il étudie à l’École des beaux-arts de Montpellier) aux compositions de « traces peintes juxtaposées » de 1946, et le choix donc, très précoce, d’une expression abstraite, totalement libérée de l’anecdote figurative. Parce qu’aussi, et plus encore dans la pénurie de l’après-guerre, le papier est plus accessible que la toile, de même que le brou de noix employé par les artisans pour teinter le bois ; moins intimidant peut-être, et moins définitif est ce support, plus propice à l’expérimentation, aux accidents, aux reprises et à l’invention.
Et comme pour entériner l’importance des découvertes qui y ont été faites, c’est l’une de ces peintures sur papier (Brou de noix sur papier 65 x50 cm, 1947-4) qui fut choisie par le docteur Ottomar Domnick pour figurer sur l’affiche de l’exposition « Französische Abstrakte Malerei » qu’il a présentée dans sept musées allemands entre 1948 et 1949 et qui a marqué pour Pierre Soulages – le plus jeune des artistes à y participer –, le début de la notoriété, d’emblée internationale. L’ensemble d’œuvres sur papier qu’il y proposait, ici reconstitué, le montre à la recherche de ce qu’il décrit, dès cette époque, comme « un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées...) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête ». Des lignes épaisses tracées sur du papier, en noir sur blanc : quoique réduits, ces moyens offrent, on le mesure sur pièces, une vaste gamme de possibilités dans les recouvrements et les transparences, l’encombrement de la feuille, les tensions qui s’y manifestent, la structuration et la mise en mouvement, les directions et les angles, les équilibres, les décentrements et les chutes.

Pierre Soulages, Gouache sur papier marouflé sur panneau 76x56 cm, 1977, collection Colette Soulages.
Photo Vincent Cunillère
Couvrir de blanc le tableau noir
Parcourir ainsi six décennies de la carrière de Pierre Soulages, sous cette « autre lumière » annoncée par le titre de l’exposition, c’est sentir, à chaque nouvelle œuvre, tout ce qui se joue dans l’amorce du premier trait et percevoir, d’œuvre en œuvre, la constance qu’il n’a cessé de mettre dans l’exploration de l’espace et des moyens picturaux. D’une feuille de papier, le format et les bords sont plus proches, plus présents peut-être ; aussi voit-on l’artiste jouer avec eux, appuyer sur eux ses tracés ou lancer ceux-ci au-delà des limites, user d’horizontales ou de verticales pour épouser la stabilité du cadre ou multiplier les obliques et les angles pour y faire zigzaguer le regard, en éprouver l’étendue ou y démultiplier les va-et-vient. On le voit laisser agir le blanc ou le recouvrir entièrement, à la recherche de la lumière propre de la peinture qui, d’après un souvenir raconté à Bernard Ceysson en 1976, l’a fasciné depuis l’enfance : « À l’époque où j’avais 10 ans, peut-être 8, je traçais à l’encre des traits noirs sur du papier blanc. Une amie de ma sœur, plus âgée que moi de quinze ans, m’a gentiment demandé ce que je faisais. Pris de court, je lui ai répondu : un paysage de neige [...]. Je suis persuadé que ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi éblouissant que la neige grâce à mes traits noirs. »
Il est un autre souvenir rapporté à Pierre Encrevé en 2001, lui également présenté comme fondateur et en quelque sorte manifeste de son approche du trait et de l’espace. Il résonne tout particulièrement avec ses œuvres sur papier, et on l’entend le raconter dans la dernière salle de l’exposition, alors, précisément, qu’il arrête de peindre sur ce support. Il se rappelle une interrogation au lycée portant sur le tiroir d’une machine à vapeur et ses « canalisations assez compliquées à dessiner ». Invité à le faire, le jeune homme qu’il était commence par couvrir de blanc une portion rectangulaire du tableau noir – qui devient ainsi feuille – en y frottant un bâton de craie, non sa pointe, mais sa longueur « pour avoir une très large trace blanche ». « Et puis, se souvient-il des décennies plus tard et devenu peintre, j’ai humecté mon doigt dans le chiffon mouillé et, en déplaçant le doigt humide dans le grand rectangle blanc j’ai, en effaçant la craie, dessiné les tuyaux. C’était beaucoup plus rapide et plus imagé que de les dessiner avec des traits parallèles. »
Le sens d’utilisation de la craie rappelle tous les outils avec lesquels Pierre Soulages a déposé, étalé, arasé, strié, voire sculpté la peinture, à commencer par les larges brosses dont l’œil suit sur le papier les traces plus ou moins chargées de matière, plus ou moins épaisses, plus ou moins nombreuses. Quant au tableau devenu feuille et aux tracés obtenus par enlèvement de matière ou effacement, ils annoncent tous les jeux d’inversion que l’artiste a concentrés dans l’idée de « noir lumière », à partir de la blancheur du papier rehaussée par le noir des traits. Car telle est leur besogne, réitérée pour chaque nouvelle œuvre : ni manifester un geste et le corps qui l’a produit ni définir une forme ou un signe, encore moins délimiter les contours d’une figure, mais instaurer un espace tantôt heurté, tantôt étale, tantôt fragmenté et tantôt plein, par le biais d’une intensité lumineuse, exaltée par le contraste, diffusée par le recouvrement.
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« Soulages, une autre lumière. Peintures sur papier », du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026, musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris, museeduluxembourg.fr
