Un mot – lequel donne son titre à un projet analogue – met sur la voie de ce qui est ici en jeu : celui de « réenchantement », choisi par la Villa Médicis, à Rome, pour nommer l’ambitieuse opération de réaménagement de ses espaces historiques, engagée depuis 2022*1. On peut en effet voir dans la résurgence du souci du décor une réponse au « désenchantement du monde », que le sociologue allemand Max Weber diagnostiquait dès le début du XXe siècle et qui n’a pas cessé depuis. Se manifestant dans l’industrialisation et la bureaucratisation, ce phénomène découle selon lui d’un processus, inhérent au capitalisme, de « rationalisation par la science et par la technique », qui conduit à la destruction et l’appauvrissement de nos milieux et de nos formes de vie*2.
À la fin du XIXe siècle, le créateur, penseur et fabricant William Morris dressait déjà le même constat, en observant depuis Londres les effets de la révolution industrielle sur l’environnement et les conditions de vie. Croisant les enjeux sociaux et esthétiques, il assigne expressément aux arts décoratifs la mission de réenchanter le monde et la vie, dans une conception performative du décor. Les arts décoratifs deviennent les arts du décor actif : ils ont pour fonction de « rendre le travail plaisant », « faire éprouver du plaisir aux utilisateurs », « réveiller nos sens endormis » et « rendre le monde digne et gai pour les autres
et pour soi-même ». « Arts de la coopération », ce sont les arts par excellence de l’ensemblier, dont le rôle est de faire ensemble, selon les deux acceptions de l’expression : unifier le divers et fédérer les savoir-faire*3.
POSTÉRITÉ DE L’ENSEMBLIER
Inscrite au cœur de l’opération de réenchantement du monde par les arts décoratifs, l’alliance du principe de plaisir et de l’esprit de coopération est remarquablement incarnée par le Studio GGSV (Gaëlle Gabillet et Stéphane
Villard), que l’on retrouve aussi bien au Mobilier national qu’à la Villa Médicis. À Paris comme à Rome, avec un sens aigu du décor et du trompe-l’œil, ils réinventent les sortilèges de l’ensemblier, en mêlant gaiement l’architecture, le décor et le mobilier, l’image et la matière, l’art, le design et l’artisanat.
Une problématique, centrale chez William Morris, reste néanmoins entière : celle de la démocratisation des arts décoratifs. Conçus dans un esprit de vitrine ou de showroom, ces espaces merveilleux ne doivent pas nous faire oublier que le plus grand ensemblier contemporain est aujourd’hui un géant suédois à l’enseigne jaune et bleu. Sans doute faut-il ici mettre en question la notion même d’ensemble. Comme l’indique l’étymologie du mot, formé sur le latin insimul, qui signifie « en même temps », celui-ci ne fait pas droit à l’épaisseur de la durée : le temps qu’il faut pour créer un monde à soi est escamoté. C’est là ce que nous dit aussi le Studio GGSV : l’ensemblier est un illusionniste doublé d’un dandy. Déployant des « salons imaginaires » dans le monde réel, il fictionnalise nos intérieurs comme le dandy la vie.
*1 villamedici.it/reenchanter-la-villa
*2 Apparue en 1904 dans L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, l’expression sera véritablement explicitée en 1917 dans une conférence intitulée « La profession et la vocation de savant ».
*3 Trois conférences sont consacrées à ces aspects : « Les arts mineurs » (1877), « Des origines des arts décoratifs » (1886) et « Les arts appliqués aujourd’hui » (1889).
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Salon Les Nouveaux Ensembliers, 13 octobre-2 novembre 2025, Mobilier national, galerie des Gobelins, 42, avenue des Gobelins, 75013 Paris.
