Quel a été votre premier choc esthétique ?
La rencontre avec La Flagellation du Christ [vers 1460] de Piero della Francesca, à Urbino. J’étais jeune et absorbé dans ma recherche sur ce qui constituait alors la modernité dans l’art. Je voyais la confrontation entre l’abstrait et la figuration, et savais que j’étais attiré par la seconde, car mon père, restaurateur de tableaux anciens, était peintre. À 14 ans, j’avais commencé à travailler avec lui. Mais la modernité, je l’avais apprise en regardant Armando Testa, un designer de publicité. Découvrir ce tableau à Urbino fut une révélation. Il donne à voir quelque chose de tout à fait différent : la perspective. Le côté scientifique prime sur l’aspect esthétique traditionnel, faire des figures ou des signes. Tout ce que je voyais y était mathématique. C’est une œuvre phénoménologique. J’y ai vu instantanément le rapport entre l’art et la science. L’art qui produit la science, et la science qui se met dans le chemin de l’art. Le tableau de Piero della Francesca est figuratif, mais ce n’est pas la figuration qui a amené un esprit fondamental et supérieur. Sans celle-ci, il n’aurait pas été possible de peindre la perspective. Il existe un besoin de représenter, mais en comprenant scientifiquement ce que l’on représente. C’est la question de base.

Vue de l’exposition « A Conversation Piece. Michelangelo Pistoletto et Lee Ufan en dialogue ». Au premier plan (à droite et à gauche) : Michelangelo Pistoletto, Color and Light, 2024, miroirs noir et blanc, jute, bois et cadre doré ; à l’arrière-plan : Attesa n. 1, 1973, sérigraphie sur acier inoxydable poli miroir, Lee Ufan Arles, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galleria Continua
Considérez-vous que votre œuvre s’inscrit dans cette longue tradition de la peinture figurative italienne ou vous êtes-vous placé, a contrario, en rupture pour créer quelque chose de nouveau ?
Je pense que je suis toujours dans cette histoire et, en même temps, en rupture. Mais c’est une rupture qui va vers un changement, pour créer autre chose. J’ai connu un grand succès aux États-Unis au début des années 1960 aux côtés des artistes du pop art américain, avec Ileana Sonnabend et Leo Castelli, les galeristes du mouvement. J’ai alors présenté mes œuvres dans plusieurs expositions du pop art et du Nouveau Réalisme français. J’ai été associé à ce dernier, car la figuration réaliste était évidente dans mon travail. Le miroir faisait venir la vie dans l’œuvre. Ce n’était pas la matérialisation des œuvres – par exemple, composer avec des objets –, mais c’était de la peinture. Le pop art était la transposition du geste individualiste, de l’action painting vers une peinture la plus objective possible, dans une réalité que tout le monde comprend. Or, mon œuvre était de la peinture : c’était de la surface. Et il n’y avait rien de plus objectif que le tableau-miroir. Mais c’était différent de l’objectivité des Américains, basée sur le système de consommation. Mon travail reposait sur le concept de l’existant : l’être humain, son histoire, qui entre dans une vision de totalisation vers le futur. Lorsque Robert Rauschenberg a remporté le Lion d’or à la 32e Biennale de Venise en 1964, mes œuvres étaient déjà dans les collections des musées américains, le MoMA [Museum of Modern Art, à New York] avait acheté mon travail. Leo Castelli m’a dit : « Tu dois décider. Tu es dans notre grande famille, mais tu dois venir vivre ici. Tu dois considérer que tu n’es plus un Européen. Si tu ne le fais pas, pour toi, c’est la fin. La puissance américaine est telle que tu n’existeras plus. » Il n’a même pas dit Italien mais Européen ! Avec ce prix, l’Amérique avait gagné la couronne culturelle. Que faisait un artiste qui n’est pas américain avec la couronne américaine ? C’était déjà la mentalité d’une suprématie mondiale. Dès lors, je me suis demandé que faire. Je devais travailler sur mon indépendance, me détacher de ce système de consommation. Pistoletto était devenu une marque de fabrique, un nom commercial ; c’était le tableau-miroir. Je me suis démarqué en commençant à créer des œuvres différentes.
Vous rejoignez alors l’arte povera...
Germano Celant, dans son texte manifeste « Arte Povera. Appunti per una guerriglia », écrit : « Depuis 1964, Michelangelo Pistoletto (comme Andy Warhol, Enzo Mari, Jerzy Grotowski) s’est ainsi livré au problème d’une liberté de langage qui n’est plus liée au système ou à une quelconque cohérence visuelle, mais à une cohérence “intérieure”. [...] Cette œuvre s’attache à enregistrer “l’irrépétabilité de chaque instant” (Pistoletto), et suppose le rejet de tout système et de toute attente codi- fiée. Un mode d’action libre, imprévisible et sans contraintes (en 1967, un sarcophage, une maison peinte avec une grande liberté chroma- tique, une sphère de papier journal compressé, un corps recouvert de mica) et franchisé pour déjouer les attentes, qui permet à Pistoletto de toujours chevaucher la frontière entre l’art et la vie (1). »
Il parle du principe qui transforme la spéculation économique sur l’art pour faire de celui-ci une manifestation des phénomènes fondamentaux. L’art « pauvre » signifie « essentiel ». On pourrait dire « franciscain », face au puissant système de consommation. Mais surtout, ce qui était important, c’était cette posture de travailler sur l’essentiel comme phénoménologie. Ce n’était plus le pouvoir qui dominait l’art, l’art devenait phénoménologie. Toutes les œuvres de l’arte povera sont basées sur le phénomène. De la phénoménologie du tableau-miroir à celle des objets en moins, on passe à la phénoménologie comme système culturel.
Vous le rappelez, cet art « franciscain » est né en réaction à la société de consommation qui impose son modèle à partir des années 1960. Giuseppe Penone le dit aussi très bien.
Penone a rejoint le mouvement de l’arte povera plus tard, mais il en a été l’un des meilleurs interprètes. J’ai acheté son premier arbre. Il en avait fait un autre petit, qu’il a gardé. J’avais fait l’acquisition de plusieurs œuvres de l’arte povera au début pour montrer qu’entre nous, entre artistes, on se comprenait. Le phénomène esthétique a été dépassé par la phénoménologie : ce n’était plus un morceau de bois à sculpter pour en faire la fiction d’un arbre, c’était l’arbre même qui trouvait son essence, dans son cœur ; donc c’était aller chercher la phénoménologie de l’existence. Et c’est pour cette raison que son œuvre représente parfaitement ce qu’est l’arte povera. Mais sans cette approche phénoménologique, qui, pour moi, commence avec la modernité de l’invention de la perspective à la Renaissance, l’arte povera n’existerait pas. Au début, je n’aimais pas le terme « art pauvre ».
À travers l’apprentissage de la restauration de tableaux avec mon père, je savais qu’au XVIIIe siècle les Vénitiens faisaient des meubles en utilisant des estampes. Ce n’était pas de la peinture faite à la main, c’était « pauvre » dans le sens où cela n’était pas artistiquement important. Mais Germano [Celant] ignorait ce sens. Pour moi, cela ne signifiait pas faire quelque chose de moins important. Finalement, lorsque je me suis aperçu que ce n’était pas seulement lui, mais que presque personne ne connaissait l’histoire du terme « arte povera », je l’ai accepté.
L’arte povera revient sur le devant de la scène – récemment, à Paris, dans
une grande exposition à la Bourse de Commerce – Pinault Collection [du 9 octobre 2024 au 20 janvier 2025]. En discutant avec de jeunes artistes, on constate que beaucoup regardent votre travail et se disent en phase avec ce refus de la société de consommation, ce retour à des formes essentielles. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération qui vous considère comme un modèle dans son approche de l’art ?
Je pense qu’ils ont raison ! Je ne peux pas dire qu’ils sont sur le mauvais chemin... C’est une culture de la responsabilité. On devient responsable non seulement de son œuvre artistique, mais de toutes les relations que l’on a développées à travers cette conception de ne pas être attiré par un système de consommation. La consommation a sa raison d’être à partir de la révolution industrielle. Le passage de la campagne à l’industrie a changé le monde. Mais l’industrie demande de produire beaucoup pour un grand nombre de personnes. Pour cette raison, je ne peux pas être contre. Mais je pense qu’à un certain moment, le système fordiste, dans lequel l’ouvrier est celui qui achète, est devenu insoutenable. Il faut constamment créer de nouveaux besoins pour de nouveaux clients. Aujourd’hui, on parle de durabilité. Avec l’arte povera, on a mis en évidence artistiquement, culturellement et socialement, le concept de durabilité. Le développement durable, c’est garantir un système qui peut se perpétuer. Tandis que la consommation est un système qui doit sans cesse grossir. Nous avons atteint ses limites. Le monde est entré en pleine autodestruction.

Vue de l’exposition « A Conversation Piece. Michelangelo Pistoletto et Lee Ufan en dialogue ». À gauche : Michelangelo Pistoletto, Uomo grigio di schiena, 1961, acrylique et peinture à l’huile sur aluminium poli sur toile ; à l’arrière-plan : Color and Light, 2024, miroirs noir et blanc, jute, bois et cadre doré. Courtesy de l’artiste et de la Galleria Continua
À l’invitation de Lee Ufan, vous exposez vos œuvres dans un dialogue avec ses propres créations au sein de sa fondation à Arles. Le tableau « Uomo grigio di schiena », qui remonte à vos débuts en 1961, côtoie certaines pièces récentes. Que vous inspire l’évolution de votre travail ?
Dans l’œuvre de Piero della Francesca que j’ai évoquée se trouve une vision du futur. La perspective relève de la science. L’art a pâti de cette évolution scientifique et technologique. Ce tableau est, d’une certaine manière déjà, une photographie du XVe siècle. C’est la phénoménologie qui a continué à travers la science. La science mène à la photographie, qui elle-même rend impossible la continuation de la peinture de façon traditionnelle. Ce n’est plus l’artisan-peintre qui reproduit. L’artisanat dans l’art, la main, devient inutile. Dès lors, à quoi sert la peinture ? Il faut faire ce que la photographie n’est pas capable de faire, assembler des éléments différents, répond Pablo Picasso. Cela donne le cubisme. Piet Mondrian dit : il faut des lignes. Il fait un mur. La perspective est finie. Ma réponse a été : la perspective est phénoménologique, et l’histoire continue. Pour les futuristes, la science, les machines existent, il faut penser au mouvement, au temps ; et l’être humain doit être mis au centre de cette évolution. Je l’ai fait avec le tableau-miroir, qui rassemble l’espace et le temps. Après que Lucio Fontana a tenté d’y percer un trou, j’ai fait tomber le mur du white cube en brisant le miroir. Dorénavant, tout ce que l’on voit est devant et derrière nous, tout autour de nous. Dans mon travail, la perspective a repris son rôle dans la société. Elle est circulaire, l’homme est au centre. Ce qui est physique, selon moi, correspond exactement, actuellement, à ce qui est intouchable, c’est-à- dire le virtuel. La « physicité » crée l’immatérialité. La virtualité, ce système technologique qui a créé un ciel intouchable autour de nous, nous la touchons avec notre capacité de la produire. Ce phénomène est aussi spirituel, métaphysique ; nous sommes parvenus à un équilibre entre physique et mental. Nous avons conçu un cerveau artificiel qui nous comprend tous aujourd’hui. C’est le nouveau tableau-miroir, non plus uniquement visuel mais également virtuel, dans lequel nous sommes entrés.

Vue de l’exposition « A Conversation Piece. Michelangelo Pistoletto et Lee Ufan en dialogue ». Au premier plan : Lee Ufan, Relatum – Accès, 2022, 2 pierres naturelles, 2 ombres peintes au sol, ampoule, gravier ; au second plan : Michelangelo Pistoletto, Io-Tu-Noi, 2025, peinture noire. Courtesy des artistes / Lee Ufan Arles
La dimension métaphysique tient une place importante dans votre œuvre.
La matière polie devient miroir, qui lui- même relie à l’univers...
Je me suis posé la question : le miroir est-il physique ? Lorsque je regarde un tableau-miroir, je vois quelque chose de virtuel. À quel moment se rencontrent le virtuel et le physique ? En brisant le miroir, j’ai voulu montrer sa dimension physique, j’ai fait sortir la « physicité » du virtuel. Nous sommes tous des morceaux de miroir, physiques et en même temps en connexion psychique, à l’image de la société. C’est la dualité. Dans la formule des trois cercles, il y a toujours deux éléments. La connexion de deux éléments crée une œuvre, un élément nouveau au centre, qui est toujours vide, mais n’est jamais vide, car il reste cette connexion. Le plein est dans le vide.
Vous avez fondé Cittadellarte-Fondazione Pistoletto à Biella, en Italie. Comment ce projet est-il né et dans quel but ?
Mon travail n’est pas individuel. La découverte de la fission de l’atome n’a pas été faite par une seule personne. Je suis un être humain qui travaille avec d’autres, pour les êtres humains. Ce n’est pas « moi », c’est « nous ». Dans le tableau-miroir, mon autoportrait est devenu « nous ». Je suis là mais sans privilèges. Je suis avec toutes les autres personnes sur un pied d’égalité. Dans la formule de la création, on a « moi » d’un côté, « toi » de l’autre et, au centre, « nous ». « Nous », c’est la société. Je travaille dans la société, pour la société. Cittadellarte, c’est ça. Toutes les dimensions du tissu social font partie du projet. Dans la pratique, nous agissons, chacun de notre côté, dans des secteurs différents. Il y a la politique, la religion, l’école, l’architecture, la mode... L’art doit prendre en considération la vision de chacun pour renouveler la société. Cittadellarte, c’est l’idée de la ville dans laquelle les gens se retrouvent pour travailler. Lorsque j’ai acheté ce vieux bâtiment abandonné, qui était une usine de tissage, j’ai déclaré que mon héritage sera un espace vide. Ce lieu qui a vécu, à la fin, redevient vide. Tous les éléments qui sont au-delà des murs, dans le monde, vont pouvoir s’y rencontrer pour mettre en place une nouvelle société. J’ai offert mon vide. Il en va désormais de notre responsabilité de produire une situation de très bon vivre ensemble ou de destruction : la paix ou le conflit.
Vous venez de prononcer le mot « paix ». Vous avez reçu le prestigieux Praemium Imperiale, le « Nobel des arts » japonais, dans la catégorie Peinture en 2013. Vous êtes nommé pour le prix Nobel de la paix en 2025. Que cela signifie-t-il pour vous ?
Le Praemium Imperiale est une reconnaissance de ma position sociale en tant qu’artiste. Le monde est aujourd’hui confronté à un tel niveau de risque que les responsables politiques se rendent compte qu’ils n’ont pas eux-mêmes la capacité d’y faire face. Par conséquent, il faut faire appel à l’art.
Quel conseil donneriez-vous à un ou une jeune artiste de nos jours ?
Je n’ai pas besoin de donner des conseils. Je constate qu’il existe une nécessité, qui prend corps. De nombreux jeunes artistes aspirent à ne plus seulement réaliser une œuvre personnelle, mais à mettre leur personnalité au service de la création et d’autres artistes, pour voir s’ils peuvent ensemble avoir un impact sur la société. En ce sens, nous avons lancé il y a plusieurs années le prix Visible. L’idée est de faire en sorte que les artistes puissent gagner leur vie, non plus uniquement en créant des œuvres qui vont être accrochées sur les murs des industriels, mais également en incitant les industries elles-mêmes à modifier le système en vue de le rendre plus durable. C’est une initiative fidèle à l’esprit de l’arte povera : changer la société. Dans cette même logique, nous avons récemment inauguré le Stato dell’Arte, avec une constitution, un statut officiel d’État. L’art n’a pas de frontières, il est totalisant (2). À l’ère numérique, son territoire est international. En rassemblant les différences, en œuvrant au rapprochement entre les cultures, nous voulons créer un dynamisme culturel nécessaire à notre survie. Il faut travailler avec tout le monde. Nous ne pouvons pas tous faire la même chose, mais nous sommes tous au service de la société. L’art doit s’engager pour faire progresser le monde.
(1) Flash Art, no 5, novembre-décembre 1967, p. 5.
(2) À ce titre, Michelangelo Pistoletto a été désigné parrain d’honneur de BIENALSUR 2025, laquelle favorise le dialogue interculturel et la création artistique sans frontières.
« A Conversation Piece. Michelangelo Pistoletto et Lee Ufan en dialogue »,
25 juin-5 octobre 2025, Lee Ufan Arles, 5, rue Vernon, 13200 Arles.
