Art, la pièce de théâtre de Yasmina Reza, raconte l’histoire de trois amis réunis autour d’un tableau. Serge, dermatologue, a acheté une toile blanche, entièrement blanche (« En clignant les yeux, on peut même apercevoir de fins liserés blancs... »). Il a déboursé 40 000 euros pour ce monochrome signé d’un certain Antrios, par ailleurs présent dans les collections du Centre Pompidou. Marc, un ingénieur en aéronautique, intelligent mais du genre sceptique, ne comprend pas cette acquisition, et encore moins l’intérêt de son ami, ce « rat d’exposition », pour cette toile. Il ne manque pas de le faire savoir à Serge. Enfin, le troisième larron, Yvan, tente de jouer les conciliateurs entre deux visions du monde de l’art et de sauver la longue amitié du trio ; une relation de trente ans jusqu’alors... sans ombre au tableau.
Le mystère du dessin
Créée en 1994, Art a été jouée avec succès sur toutes les planches du monde. Quarante ans après, sa cote est au beau fixe. François Morel met en scène le texte et l’interprète en compagnie d’Olivier Broche et Olivier Saladin, deux compères de l’époque des Deschiens (troupe de théâtre réunie autour de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff rendue célèbre par la série télévisée du même nom diffusée entre 1993 et 2002 sur Canal+). Pour coller à la génération des comédiens, les personnages de Yasmina Reza ont vieilli de vingt-cinq ans. François Morel incarne Marc, celui des trois le plus rationnel, sans doute aussi le moins passionné par l’art. Au quotidien, l’homme de théâtre se reconnaît davantage dans la personnalité d’ Yvan. « Si un ami achetait une œuvre d’art contemporain 40 000 euros, je ne l’accuserais pas de snobisme, mais j’essaierais plutôt de comprendre. J’opterais pour un quatrième profil, celui qui pose des questions pour percer le mystère de cette décision. Art est à mon avis plus une pièce sur l’amitié que sur l’art contemporain. Si cela n’était qu’une conversation un peu chic sur ce milieu, cela ne m’aurait pas intéressé. L’art n’est qu’un révélateur. »
François Morel est plus enclin à fréquenter les galeries de dessin que les centres d’art contemporain. Il était en avril 2025 à la 3e édition du Festival du dessin d’Arles, laquelle rendait hommage à l’univers onirique de l’artiste belge Jean-Michel Folon, mort en 2005. « Je connaissais comme tout le monde le générique de fermeture des programmes tout en aplats de couleur qu’il avait conçu pour Antenne 2 [de 1975 à 1983], se remémore-t-il. J’ai découvert à Arles ses croquis en noir et blanc. Je suis totalement admiratif, notamment d’un profil de Jean Cocteau. Comment en quelques traits Jean-Michel Folon parvient-il à évoquer le poète? Le dessin est un mystère qui m’étonne sans cesse. » Il ajoute qu’il n’a jamais vraiment imaginé prendre un crayon : « Je n’ai aucune maîtrise. Il m’est arrivé de faire des caricatures par hasard, c’est-à-dire de constater à la fin d’un croquis : “Tiens, ça ressemble à quelqu’un.” » Son « truc » a toujours été la scène.
Passionné par les dessins d’humour, ceux de Chaval ou de Bosc, François Morel a déjeuné plusieurs fois avec Sempé : « Celui-ci me lançait : “Je n’ai plus d’idées, je suis fini, c’est terminé.” Je lui répondais : “Lorsqu’on observe vos dessins, ça évoque la vie, mais dans la vie, il y a plein de moments et de situations où l’on se dit : ‘Tiens, c’est un Sempé.’” » Il poursuit : « Un jour, je lui ai suggéré une idée à partir d’une anecdote que m’avait rapportée mon camarade Olivier Saladin. Il était au musée d’Art moderne André-Malraux, au Havre, derrière deux petites dames, semblant être retraitées de l’Éducation nationale. Emmitouflées dans leur manteau, elles regardaient un paysage d’Eugène Boudin. L’une a soufflé à l’autre : “C’est beaucoup trop serein pour moi.” Sempé a éclaté de rire. Le lendemain, il m’appelle : “Je vais faire le dessin de votre ami.” C’était génial ! »

Un témoignage d'amour
François Morel est né à Flers, dans l’Orne. Dans sa jeunesse, une fois par an, les peintres du bocage normand, « disons postimpressionnistes », exposaient leurs toiles dans la salle des fêtes de la ville. Plusieurs décennies plus tard, le comédien se souvient plus de l’odeur du parquet ciré que d’un quelconque choc esthétique. « Comme mon père travaillait à la SNCF, je disposais de coupons pour prendre le train gratuitement, raconte-t-il. Entre 15 et 18 ans, j’aimais me rendre à Paris pour visiter les musées. J’allais au Jeu de Paume – à l’époque, le musée d’Orsay n’existait pas encore. On pouvait y admirer les impressionnistes, Gustave Courbet, la peinture du XIXe siècle. »
Début avril 2025, le musée d’Orsay, à Paris, l’a invité à chanter dans le cadre de l’exposition « L’art est dans la rue » (18 mars-6 juillet 2025). Avec son complice Antoine Sahler, il a composé un récital, Ce qu’a vu le pavé, qui puise dans le répertoire de la chanson de rue tout en laissant de la place à la création. Une phrase que La Goulue, la célèbre danseuse du Moulin Rouge, aurait dite à Henri de Toulouse-Lautrec (« Peins, tu resteras, et moi, on m’oubliera. ») a servi de point de départ à une nouvelle chanson. Les affiches présentées ont aussi nourri l’imaginaire du duo. Le chansonnier François Morel serait bien reparti avec une représentation d’Aristide Bruant par l’artiste albigeois : « Cette exposition était formidable, on avait l’impression que ces affiches étaient parues la veille tant leurs couleurs étaient éclatantes. »
On l’a compris, François Morel, c’est d’abord une voix. Tous les vendredis, elle parvient aux oreilles des auditeurs de la matinale de France Inter, mais également aux visiteurs du musée d’Art et d’Archéologie de Valence, par l’intermédiaire des audioguides. En revanche, on ne l’entendra plus conter l’histoire d’objets présents dans les œuvres de Johannes Vermeer, Caravage et d’autres pour la série documentaire « Le Monde dans un tableau » diffusée par Arte. La production va faire appel à d’autres voix. Il le regrette : « J’adorais raconter à travers le prisme de l’art, une époque, son économie, sa sociologie, ses mouvements de population. C’était très fantaisiste, et j’apprenais beaucoup de choses sur l’histoire de l’art. C’était une belle façon d’en parler sans être pédant. »

Voilà qui ramène au texte de Yasmina Reza. Et si son metteur en scène avait un chéquier illimité, quelles œuvres accrocherait-il chez lui ? Il se tournerait vers Markus Raetz, peintre, sculpteur, photographe et poète suisse, qui jouait avec les images comme d’autres jonglent avec les mots. En disciple de Raymond Devos, François Morel ne peut qu’apprécier cet artiste anamorphosant les lapins en hommes à chapeau et transformant les verres en bouteilles, selon le point de vue adopté. Il a aussi un faible pour les dessins sur verre de Françoise Perronno. Et s’il devait engager quelqu’un pour lui brosser le portrait, il ferait appel à Rembrandt. « Je commence à avoir l’âge pour être un de ses modèles », sourit-il.

Christine Patry-Morel, gravure illustrant Simples mercis de Pierre Lieutaghi (Thierry Magnier, 2012).
© Christine Patry-Morel
Mais l’artiste qui le connaissait le mieux était son épouse Christine Patry-Morel, décédée en début d’année. Elle a notamment illustré par des gravures son livre Meuh ! (1995) et réalisé des dessins pour le Dictionnaire amoureux de l’inutile (2021) écrit par François Morel et leur fils Valentin. « C’est avec elle que je fréquentais les expositions de peinture, depuis qu’elle n’est plus là, j’ai du mal à y aller », avoue-t-il. Pour rendre hommage à son travail, le comédien organisera en 2026 une exposition dans le Val-d’Oise (« Christine Patry-Morel », 8-22 février 2026, espace de la Fontaine aux Pèlerins, rue Auguste-Rey, 95390 Saint-Prix) : « J’aime ses paysages enneigés. Ils sont très poétiques. Ses œuvres continueront de m’accompagner. » Art est une histoire d’amitié, et l’art un témoignage d’amour.
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Yasmina Reza, Art, mise en scène par François Morel, du 27 août au 20 décembre 2025, Théâtre du Montparnasse, 31, rue de la Gaîté, 75014 Paris, theatremontparnasse.com
