L’édition 2025 de la Triennale d’Aichi, la plus importante manifestation d’art contemporain récurrente au Japon, s’intitule « A Time Between Ashes and Roses (Un temps entre les cendres et les roses) ». Elle rassemble quelque soixante artistes et collectifs issus de 22 pays, présentés dans différents lieux de Nagoya, ville industrielle de la préfecture d’Aichi. Sa directrice artistique, Hoor Al Qasimi – également présidente et directrice de la Sharjah Art Foundation – explique que ce thème explore la manière de se frayer un chemin dans un monde où les instants de beauté se heurtent aux cycles de violence et à l’effondrement écologique. Parmi les artistes participants figurent John Akomfrah, Simone Fattal, Simone Leigh, Wangechi Mutu, Selma & Sofiane Ouissi, Adrián Villar Rojas, Michael Rakowitz et Hiroshi Sugimoto.
Le titre de cette 6e édition est emprunté à un vers du poète syrien Adonis, écrit dans le sillage de la guerre des Six Jours en 1967, au cours de laquelle Israël vainquit une coalition de pays voisins et prit le contrôle de territoires tels que la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Ce conflit entraîna une profonde déstabilisation régionale, marquée par le déclin du panarabisme.
Le passage complet est le suivant :
« How can withered trees blossom ?
A time between ashes and roses is coming
When everything shall be extinguished
When everything shall begin again »
Vers que l’on pourrait traduire par :
« Comment des arbres desséchés pourraient-ils refleurir ?
Un temps entre les cendres et les roses s’annonce,
Quand tout s’éteindra,
Quand tout recommencera. »
« Je voulais inscrire [la Biennale] dans ce contexte, mais aussi lui donner une portée poétique. J’aime penser que la poésie se transmet de manière à susciter des émotions et, peut-être, à ouvrir de nouvelles perspectives, souligne Hoor Al Qasimi. Cette idée de renouveau – imaginer des arbres flétris refleurir – place la nature au cœur de la réflexion. »
La commissaire avait présenté sa candidature pour devenir directrice artistique de la Biennale d’Aichi bien avant le 7 octobre 2023, date à laquelle des terroristes du Hamas ont attaqué Israël, faisant 1 200 morts, prenant environ 250 personnes en otage et déclenchant une offensive israélienne qui se poursuit depuis près de deux ans, ayant déjà causé la mort de quelque 64 000 personnes à Gaza. « Dans le contexte actuel, tout ce qui se passe à Gaza prend une résonance encore plus poignante », souligne Hoor Al Qasimi.
L’année 2025 marque également le 80ᵉ anniversaire du lancement par les Américains de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, faisant plusieurs centaines de milliers de victimes.

Mulyana, Between Currents and Bloom, 2019-en cours, vue de l’installation à la Triennale d’Aichi 2025. ©︎ Comité d’organisation de la Triennale d’Aichi
Ces deux événements sont abordés au sein de la Triennale. Des thèmes hautement sensibles : nombre d’institutions dans le monde ont été accusées d’avoir censuré des œuvres ou des projets traitant des destructions infligées par Israël à Gaza. La Triennale d’Aichi a d’ailleurs connu par le passé ce type de controverse. En 2019, près d’une douzaine d’artistes avaient retiré leurs œuvres après la fermeture par les organisateurs d’une section consacrée aux « femmes de réconfort », ces femmes qui avaient été réduites à l’esclavage sexuel par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. La direction de la manifestation avait justifié cette décision par des raisons de sécurité, après avoir reçu de multiples menaces de mort. La section fut finalement rouverte, mais uniquement accessible sur tirage au sort.
Hoor Al Qasimi assure n’avoir subi aucun problème de censure dans la préparation de cette édition de la Triennale, bien qu’elle soit en partie financée par le gouvernement japonais. L’exposition s’ouvre de plus dans un climat politique particulièrement instable localement : le Premier ministre Ishiba Shigeru a annoncé le 7 septembre sa démission à la suite d’une lourde défaite aux élections de mi-mandat.
« Il existe une réelle ouverture pour aborder ces sujets, et la volonté de le faire dans un esprit de compréhension, observe Hoor Al Qasimi. La Triennale n’a pas pour objectif de provoquer des polémiques, mais il est essentiel de pouvoir exprimer certaines choses afin que le public puisse les recevoir et se les approprier. »
Aux côtés d’œuvres abordant la question des destructions en Palestine et l’héritage de la bombe atomique, des artistes s’intéressent aussi au destin des mineurs coréens contraints de travailler pour des entreprises japonaises durant la Seconde Guerre mondiale. Hoor Al Qasimi souligne également la participation de l’artiste Mayunkiki, membre du peuple autochtone aïnou. Installés dans le nord du Japon, les Aïnous ont longtemps été les victimes de politiques d’assimilation forcée et continuent aujourd’hui encore de faire face à une forte discrimination. Une performance revient aussi sur l’histoire d’Okinawa, la préfecture la plus méridionale de l’archipel, terre des Ryukyuans. Comme les Aïnous, ils possèdent une culture distincte de la majorité japonaise. Bien qu’ils représentent la plus grande minorité du pays, les Ryukyuans ne sont toujours pas reconnus par le gouvernement japonais comme peuple autochtone.

Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, May amnesia never kiss us on the mouth : Only sounds that tremble through us, 2025, vue de l’installation à la Triennale d’Aichi 2025. ©︎ Comité d’organisation de la Triennale d’Aichi
Le duo d’artistes Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, tous deux d’origine palestinienne, exposent pour la première fois au Japon dans le cadre de la Triennale. Le vendredi 12 septembre, ils se sont produits avec les musiciens invités Barari, Julmud et Haykal, venus spécialement de Palestine à Nagoya. Dans un bar bondé du centre-ville, les basses faisaient vibrer le sol au point que le public les ressentait sous ses pieds. L’énergie et le charisme du duo étaient irrésistibles : tandis qu’ils dansaient et rappaient en arabe sur scène, des images et vidéos issues de leur installation à la Triennale d’Aichi défilaient en direct, amplifiant l’intensité de la performance.
Hoor Al Qasimi souligne que la Triennale convie le public à réfléchir à la manière de se frayer un chemin entre le nihilisme et l’optimisme aveugle, et à explorer les liens entre les destructions humaines et le monde naturel. Elle cite en exemple Vertigo Sea (2015) de John Akomfrah, un film qui montre l’océan à la fois comme un lieu de beauté et de subsistance, et comme le témoin de tragédies humaines, de la traite transatlantique des esclaves aux morts de migrants en mer.
« On parle beaucoup du changement climatique et de l’environnement. Mais il faut aussi replacer cela dans le contexte des désastres provoqués par l’homme, qui contribuent eux aussi au dérèglement climatique, observe-t-elle. On évoque volontiers la durabilité et la nature, mais rarement l’impact des missiles et des bombes dans la destruction de la planète. »
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« Triennale d’Aichi 2025 : Un temps entre les cendres et les roses », du 13 septembre au 30 novembre 2025, divers lieux, Nagoya, Japon
