Reproduites dans les manuels scolaires depuis des générations, les illustrations originales des Très Riches Heures du duc de Berry sont pourtant restées presque invisibles aux yeux du public. Précieusement conservé dans les collections du duc d’Aumale au musée Condé, au sein du château de Chantilly, ce trésor artistique n’a été exposé que trois fois depuis la fin du XIXe siècle – et il est peu probable qu’il le soit de sitôt, après l’ampleur de la restauration qui a été menée. Ces images familières ont souvent paru dans des versions tronquées ou détournées, sans que l’on sache vraiment ce qu’elles dépeignent. Aussi emblématique soit-il, ce joyau du Moyen Âge méritait que l’on s’attarde autant sur la richesse de son contenu que sur son destin singulier. C’est précisément ce à quoi invite sa présentation dans la salle du Jeu de paume, au cœur du domaine de Chantilly.
La généalogie du manuscrit
Troisième fils du futur roi Jean II le Bon, Jean de France, duc de Berry, fut un mécène avisé et un bibliophile éclairé. L’exposition s’ouvre sur ses affinités intellectuelles et sur ses choix variés dans des disciplines qui ont façonné sa collection de manuscrits et d’objets d’art : philosophie, politique, morale, sciences ou encore astrologie. Des quelque 300 ouvrages de sa prestigieuse librairie ducale, 127 ont pu être identifiés à ce jour. Dispersés dans les grandes institutions patrimoniales, ils comptent aujourd’hui parmi les trésors des bibliothèques du monde entier.
Les Très Riches Heures du duc de Berry tirent leur nom des heures canoniales, ces moments de la journée réservés à la prière dans la tradition chrétienne qui rythmaient la vie spirituelle du clergé. Les nobles laïcs dévots suivaient également ces temps de prière, accompagnés de leur propre livre d’heures. En 1411, le duc de Berry commande l’enluminure de son livre d’heures à trois frères venus de Nimègue (dans les actuels Pays-Bas) : Herman, Paul et Jean de Limbourg. Ces artistes de génie, formés à l’orfèvrerie, transposent dans ces miniatures un sens du détail d’une finesse remarquable. Leur savoir-faire exceptionnel, allié à une inventivité sans égale, donne naissance à l’un des plus extraordinaires chefs-d’œuvre de l’enluminure médiévale.
Mais l’histoire du manuscrit ne s’arrête pas là. En 1416, le duc de Berry et les frères de Limbourg meurent, laissant l’ouvrage inachevé. Intégré aux collections royales, il est partiellement complété vers 1440 par Barthélemy d’Eyck, puis enrichi en 1485 par Jean Colombe, sur commande du duc Charles Ier de Savoie. Oublié des siècles durant, le manuscrit est redécouvert au XIXe siècle par le duc d’Aumale. Informé de sa présence à Gênes, dans un pensionnat pour jeunes filles, le fils du roi Louis-Philippe l’acquiert pour 18 000 francs. Le livre de prières devient alors le joyau de sa collection.

Mars, folio 3 des Très Riches Heures du duc de Berry, XVe siècle, manuscrit enluminé.
© Courtesy de la bibliothèque du musée Condé/ château de Chantilly. Photo Muriel Vatrin
Les révélations scientifiques
L’exposition couronne une vaste campagne de restauration des Très Riches Heures du duc de Berry, menée en amont par le Centre de recherche et de restauration des musées de France. Relié au XVIIIe siècle dans un maroquin rouge, le manuscrit, peu exposé et précieusement conservé, n’en avait pas moins souffert des effets du temps. Réalisées sur vélin, à la détrempe, à l’encre, à l’or et à l’argent, ses pages présentaient des taches brunâtres, des déchirures, des lacunes dans le tracé des lettres ainsi que des altérations du cuir de la reliure.
Une véritable investigation scientifique a permis d’identifier les différentes mains ayant contribué au manuscrit, d’étudier son support et d’analyser les matières utilisées. Grâce à l’imagerie en ultraviolet, les restaurateurs ont pu révéler les dessins préparatoires des frères de Limbourg dissimulés sous les couches de peinture. Les pigments employés ont également fait l’objet d’un examen approfondi. Parmi eux, le lapis-lazuli, pierre rare d’un bleu intense importée d’Afghanistan par l’intermédiaire de marchands italiens, se vendait à prix d’or. Les frères de Limbourg l’utilisent pur ou l’appliquent sur une sous-couche de blanc de plomb pour accroître sa luminosité. Sa présence pré- pondérante dans le manuscrit en constitue l’une des signatures et pourrait même avoir inspiré son titre. D’autres pigments identifiés, tels que le vermillon, la laque rouge ou l’ocre jaune, témoignent de la richesse chromatique déployée par les enlumineurs. Tous ces éléments, et bien d’autres encore, sont détaillés dans le catalogue de l’exposition, qui consacre plusieurs chapitres passionnants à cette restauration (Mathieu Deldicque (dir.), Les Très Riches Heures du duc de Berry, Chantilly, château de Chantilly, Paris, in fin éditions d’art, 2025, 496 pages, 59 euros).
La scénographie joue un rôle essentiel dans la manière dont cette préciosité est donnée à voir. L’espace de la salle du Jeu de paume reste contraint, en particulier dans sa première section : dans une enfilade étroite aux tons sobres de beige et de brun, les objets peinent parfois à déployer toute leur force. Le parcours se poursuit jusqu’à une grande salle obscure où les Très Riches Heures sont enfin révélées. Dans ce cadre feutré, la splendeur des miniatures s’impose naturellement.
L’exposition s’inscrit dans l’avant-dernière étape du chantier de restauration, lequel a nécessité, entre autres, le démontage du calendrier, offrant l’occasion exceptionnelle d’admirer, individuellement, ces pages mythiques. Composé de six bifeuillets, celui-ci rassemble les illustrations les plus célèbres.
Présentées verticalement dans des caissons spécialement conçus pour permettre une observation recto verso, ces miniatures témoignent avec poésie, mois après mois, de la vie quotidienne de la noblesse et de la paysannerie ayant contribué à construire notre imaginaire du Moyen Âge. Le mois de janvier, par exemple, invite au festin du duc de Berry ; en août, deux cavaliers accompagnés de deux jeunes femmes chevauchant sur un chemin de campagne partent à la chasse au faucon. La scène traditionnelle des moissons, habituellement associée à ce mois, est reléguée à l’arrière-plan, tandis que le château d’Étampes domine le paysage. Pour septembre, les frères de Limbourg esquissent une scène de vendange que Barthélemy d’Eyck achèvera au pied du château de Saumur – lequel inspirera celui de La Belle au bois dormant aux studios Disney. Le reste du livre d’heures est présenté au centre de la salle, ouvert sur une double page, renouvelée toutes les deux semaines. Le calendrier sera remonté dans la reliure rafraîchie à l’issue de l’exposition, marquant ainsi la fin officielle du chantier de restauration.
Il convient de rappeler un point important : l’ensemble des œuvres de la collection du duc d’Aumale est frappé d’une interdiction de prêt, conformément aux conditions de sa donation à l’Institut de France. Le manuscrit, comme le reste de la collection, ne peut donc quitter son lieu de conservation. Pour découvrir les Très Riches Heures du duc de Berry dans leur éclat originel, avant qu’elles ne regagnent durablement leur précieux coffret, il faut se rendre à Chantilly sans tarder.
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« Les Très Riches Heures du duc de Berry », du 7 juin au 5 octobre 2025, château de Chantilly, rue du Connétable, 60500 Chantilly, chateaudechantilly.fr
