Des toiles peintes, sept, peut-être huit, fixées à une simple baguette de bois, sont suspendues au plafond du hall du Palais de Tokyo, à Paris. Pareilles à des plantes colonisant peu à peu le pré voisin ou le sous-bois, ces toiles paraissent s’être échappées de la grande verrière et de la mezzanine, merveilleusement investies par l’artiste argentino-suisse Vivian Suter qui parvient à transformer quelque 1 000 m2 d’espaces d’exposition en une forêt dense et vibrante.
Collaborer avec la nature
Vivian Suter est née en 1949, à Buenos Aires, de parents d’origines suisse et autrichienne. Toutefois, face à l’instabilité politique qui secoue l’Argentine, la famille quitte le pays pour s’installer en Suisse, à Bâle, au début des années 1960. Vivian Suter rejoint ici l’Allgemeine Gewerbeschule (école des arts et métiers). Elle travaille d’abord sur papier, notamment des dessins au feutre rehaussés de collages. Dès 1971, elle bénéficie de solo shows chez Stampa et Rolf Preisig, à Bâle, ou Elisabeth Kaufmann, à Zurich. Au cours des années suivantes, elle part à Vienne, ville d’origine de sa mère, voyage en Inde et en Afrique, réside à Rome. À l’occasion d’une première participation à une exposition institutionnelle aux côtés de Miriam Cahn, Alex Silber ou Hannah Villiger (Kunsthalle de Bâle, 1981), elle présente des peintures à l’acrylique qui évoquent des organismes déployés sur des feuilles découpées. Dans la plaquette éditée à cette occasion, elle publie les textes de cinq chansons, en anglais : « Let me seduce you », « Dulce de Leche », « Welcome », « I would like to invite you for dinner » et « The sun is far away ».
Lors d’un voyage aux Amériques, Vivian Suter visite le Guatemala. Elle rompt avec son existence en Europe pour s’établir en 1982 à Panajachel, au bord du lac Atitlán. Elle acquiert une ancienne plantation de café où elle vit encore aujourd’hui. Pour ses tableaux saturés de peinture, elle s’inspire de la végétation luxuriante (bananiers, manguiers, avocatiers) qui l’entoure. Elle représente également des visions intérieures et enregistre des gestes. Elle dit aimer peindre des sons, « les sons du village, de l’église, les oiseaux, les chiens ».
En juin 2010, un événement climatique modifie radicalement la pratique artistique de Vivian Suter. La tempête tropicale Agatha cause de gros dégâts dans la région et dévaste son atelier. Ses œuvres sont noyées dans un torrent de boue. Pourtant, après avoir séché, elles possèdent aux yeux de l’artiste des qualités plastiques inattendues. Son jardin devient son atelier. Qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, Vivian Suter peint désormais dehors. Pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois, elle laisse la nature – chaleur, humidité, chute de feuilles mortes, passage d’animaux, etc. – intervenir sur l’œuvre, collaborer avec elle. Outre l’acrylique et la peinture à l’huile, elle utilise des composants tels que la colle de poisson ou les pigments naturels, et enterre certaines de ses toiles pour que s’y développent moisissures et autres micro-organismes.
Cette libération de sa pratique est accompagnée d’une libération des modalités d’exposition qu’elle intègre pleinement à son travail. En effet, une fois achevées, les toiles sont séparées de leur châssis. Elles peuvent être montrées dans n’importe quel sens, fixées au mur, posées au sol, suspendues au plafond ou à des structures métalliques. Elles ne portent plus ni titre ni date. Si l’artiste compare ces procédés à de la sculpture, on pense autant à l’art textile qu’à la fabrique d’impressions sur tissu que possédait autrefois son père en Argentine.

Vue de l’exposition « Vivian Suter. Disco », Palais de Tokyo, Paris, 2025.
© Vivian Suter. Courtesy de Karma International, Zurich, de Gladstone, New York, Bruxelles et Séoul, de House of Gaga, Mexico DF, de Proyectos Ultravioleta, Guatemala City et du Palais de Tokyo, Paris. Photo D.R.
Densité et contraste
À l’écart des circuits artistiques depuis son installation au Guatemala, Vivian Suter n’expose presque plus. Mais la présence d’un ensemble de ses compositions à la Documenta 14 (2017) attire l’attention. Au Palais de Tokyo, le commissaire François Piron a sélectionné 493 peintures de moyen et de grand formats. Bien qu’une maquette de l’espace d’exposition ait été envoyée à l’artiste pour préparer l’accrochage, celui-ci a été bouleversé au moment même du montage. Il se caractérise par deux idées majeures : la densité – la plupart des toiles se chevauchent et occupent les cimaises de haut en bas jusqu’à parfois glisser au sol – et le contraste – qu’il soit chromatique, formel (motif géométrique ou gestuel) ou matériel (peinture diluée ou épaisse, amas végétaux, papier collé, etc.).
Sous la lumière naturelle de la grande verrière – laquelle, le jour de la visite de l’auteure de ces lignes, fuyait en raison d’une pluie orageuse (voilà qui aurait amusé l’artiste !) –, la manifestation se transforme en déambulation au cœur d’une frondaison abondante d’œuvres. Les toiles s’animent délicatement au gré des variations d’éclairage et des courants d’air. Certaines étant peintes recto verso, le parcours change que l’on monte vers la mezzanine ou que l’on revienne sur nos pas en direction de la sortie. Cercles concentriques, lignes parallèles, boucles, violentes éclaboussures, profils d’animaux, têtes simplifiées et souriantes comme des smileys, mots, tiges ou fruits se superposent pour créer un paysage pictural aussi foisonnant que séduisant, en forme d’hommage à Panajachel : « Rien de ce que j’ai fait dans mon travail d’artiste n’aurait de sens sans ce lieu, sans ces arbres, sans ces feuilles, sans mes chiens qui me suivent partout où je vais. » « Disco », le titre de l’exposition, est d’ailleurs le nom de l’un d’eux.
Avant de quitter le Palais de Tokyo, le regard est attiré par une salle plus petite, aux murs peints d’un beau jaune d’or. Elle accueille une toile de 12 mètres, déroulée à même le béton ciré depuis les airs, ainsi qu’un ensemble de collages réalisés par la mère de l’artiste, Elisabeth Wild (1922-2020), à la fin de sa vie. Ces collages psychédéliques, composés à partir de magazines de mode ou de décoration, résonnent étrangement avec l’œuvre de Vivian Suter : « Nous vivions dans des maisons voisines dans mon jardin, j’allais donc souvent lui rendre visite pour regarder ce qu’elle faisait, se souvient-elle. Même si elle travaillait à l’intérieur et ne pouvait pas me voir peindre, il était parfois vraiment étonnant de constater des correspondances entre ce que nous faisions toutes les deux au même moment. » Une monographie, abondamment illustrée, accompagne la manifestation (Clément Dirié, François Piron et Sérgio Mah (dir.), Vivian Suter. Disco, Genève, JRP|Editions, 2025, 320 pages, 40 euros).
« Vivian Suter. Disco », du 12 juin au 7 septembre 2025, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris, palaisdetokyo.com
