Psychiatre et docteur en psychologie, Serge Tisseron s’est longtemps interrogé sur notre rapport aux images et l’impact des nouvelles technologies sur notre psyché. Après plusieurs ouvrages sur la photographie, il étend désormais ses recherches à l’intelligence artificielle (IA). Publié aux éditions Lamaindonne dans la collection « Poursuites et Ricochets » – qui fait dialoguer photographies de famille et littérature –, cet essai relate une expérience singulière : la recréation, par un programme d’IA générative, d’une photographie familiale égarée.
LE TEMPS RETROUVÉ ?
Tout commence quand Serge Tisseron, feuilletant un vieil album, s’étonne de ne pas y trouver une photographie dont il garde un souvenir bien précis. Et pour cause, c’est l’un des rares moments où il a pu obtenir l’ascendant sur son frère aîné. Dans ce scénario rêvé, capturé par son père lors d’un été en Ardèche, le jeune garçon de 9 ans devient un cow-boy victorieux, qui vient d’abattre son frère, déguisé en Indien. Perturbé par la disparition du cliché, il entreprend de le recréer à l’aide de plusieurs outils d’IA générative, capables de produire des images à partir de simples descriptions textuelles. Le résultat, peu convaincant, l’amène à solliciter Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck, un duo d’artistes qui reproduit par l’IA de grandes œuvres de l’histoire de la photographie. À six mains sur le programme Midjourney, ils réussissent à faire apparaître sur l’écran une projection plus ou moins fidèle de ce souvenir dont Serge Tisseron « n’a pas d’autre image que mentale ».
L’expérience aurait pu s’arrêter là si le psychiatre n’avait pas retrouvé, quelques semaines plus tard, la photographie en question, bien sûr très différente de sa projection mentale matérialisée par Midjourney. La confrontation des deux images fait naître une enquête dont seul Serge Tisseron a le secret. Il imagine un futur proche où les albums de famille mêleraient souvenirs photographiés et souvenirs reconstitués par l’IA. Après tout, pourquoi une photographie elle-même fabriquée par son auteur serait-elle plus « vraie » que notre ressenti, notre souvenir d’une même scène, projeté par une IA ? De la psychanalyse à la physique quantique, invoquant aussi bien Sigmund Freud que le chat de Schrödinger, cet essai plonge le lecteur dans les méandres de la mémoire et la manière dont elle recompose sans cesse nos souvenirs. L’auteur poursuit sa réflexion autour de notre rapport à l’image et à la réalité, offrant un autre regard sur l’histoire de la photographie, dont l’IA ne signerait pas la mort mais la continuité. Il y explore par ailleurs les enjeux de cette nouvelle technologie, ses possibles et ses dangers. Comme la photographie à la fin du XIXe siècle, ou Internet au siècle suivant, notre société devra apprivoiser cette invention : « Apprendre l’IA, apprendre avec l’IA et apprendre de l’IA. »
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Serge Tisseron, Le Jour où j’ai tué mon frère. Quand l’IA fabrique la photographie de nos souvenirs, Marcillac-Vallon, Lamaindonne, 2025, 96 pages, 12 illustrations, 20 euros.
