Benjamin Millepied a toujours baigné dans la musique et la danse. Né en juin 1977 à Bordeaux, il passe ses quatre premières années au Sénégal où son père, champion de décathlon, est entraîneur. Sa mère, professeure de danse, lui transmet la passion du mouvement. Le bambin se dandine au son des tam-tams, des envolées de Miles Davis, des mots de Léo Ferré ou de Barbara... Mis à part la belle collection d’art africain de la famille, Benjamin Millepied ne côtoie pas encore le monde des arts plastiques. C’est au Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon, où il entre à l’âge de 13 ans, qu’il découvre des œuvres d’art classique. « On avait des cours un peu expérimentaux de musique, se souvient le chorégraphe. Nos professeurs nous demandaient d’improviser sur des œuvres d’art, ils nous emmenaient voir des expositions. »
En traversant l’Atlantique, quelques années plus tard, pour rejoindre la School of American Ballet à New York, le Français enrichit son carnet d’adresses et élargit son horizon artistique. Jerome Robbins (1918-1998), le chorégraphe légendaire de la comédie musicale West Side Story (1957), le prend sous son aile et convainc le New York City Ballet de l’engager dans la compagnie. Il lui présente également son meilleur ami, Aidan Mooney (1942- 2016), un intellectuel new-yorkais excentrique à la culture encyclopédique. Ce dernier embarque le jeune Frenchy au théâtre, au concert, au musée, à l’opéra, au cinéma. « Aidan m’a appris à écouter, à regarder et à faire confiance à mon œil, se rappelle avec enthousiasme l’ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris. Il avait hérité de la maison de Jerome Robbins dans les Hamptons, au nord-est de l’État de New York. Passionné d’architecture, Aidan m’y a emmené voir la Maison Saltzman, dessinée par Richard Meier. Aidan Mooney prenait autant de plaisir à me faire découvrir l’art contemporain dans les musées que des tableaux de Piero della Francesca dans une église italienne. C’était quelqu’un d’exceptionnel. »
CINÉMA, PHOTOGRAPHIE ET DESIGN
En mémoire de son mentor, Benjamin Millepied a baptisé Aidan le personnage masculin de son premier long métrage, Carmen (2023). « Je voulais qu’il fasse partie d’une certaine manière de cette histoire et de ce premier film. Il a eu une influence tellement grande et positive sur moi. » Après avoir chorégraphié les numéros de ballet du film Black Swan (2010) de Darren Aronofsky – dans lequel joue sa compagne Natalie Portman – et conçu la « marche dans le désert » pour Dune (2021) de Denis Villeneuve, l’ancien danseur étoile du New York City Ballet a franchi le pas de la mise en scène. Sa première production en tant que réalisateur est librement inspirée du célèbre opéra de Georges Bizet (1875) et n’a plus grand-chose à voir avec la nouvelle de Prosper Mérimée (publiée en 1847). Le film s’accroche aux baskets d’une jeune femme libre et flamboyante (vibrante Melissa Barrera) en fuite avec un vétéran de l’armée à la frontière américano-mexicaine. Ces deux âmes perdues sont liées par le sang et la douleur. À mesure que le récit s’enfonce dans un réalisme magique envoûtant, la passion se fait jour.
Pour concevoir l’univers de Carmen, Benjamin Millepied a rassemblé dans un fichier PDF de multiples références visuelles. Parmi elles, des clichés de William Eggleston, l’un des grands noms de la photographie couleur américaine. À son arrivée à New York, Benjamin Millepied s’est intéressé à la photographie qu’il a pratiquée assidûment. « Je voyageais alors beaucoup dans des petites villes des États-Unis. Je prenais des clichés d’environnements urbains un peu désaffectés. C’était une manière de travailler mon œil, sans prétention. La photographie est un art magnifique dans sa solitude. J’aime bien utiliser le format 6 x 9, à l’argentique. Mais j’utilise aussi un Fuji que j’adore. À l’avenir, j’ai très envie de m’investir sérieusement dans cette discipline. » Avis aux galeries...
Aux États-Unis, Benjamin Millepied s’est aussi découvert une passion pour le design. « Au milieu des années 1990, j’ai commencé à acheter des meubles des années 1950, à me rendre aux ventes aux enchères ; on pouvait encore acquérir des pièces à des prix raisonnables. J’ai notamment une collection de verres de Wilhelm Wagenfeld de cette période. J’ai amassé un mobilier divers qui remonte des années 1920 aux années 1950, sous influence Bauhaus. L’école fondée à Weimar par Walter Gropius, tout comme le Black Mountain College, ont aussi beaucoup influencé ma vision des arts.» C’est en pensant à cette université libre et expérimentale, créée en 1933 en Caroline du Nord, aux États-Unis, que Benjamin Millepied a posé à Los Angeles, en 2013, les bases du L.A. Dance Project. Cette compagnie rapproche notamment les danseurs et les plasticiens. Elle inscrit sa démarche dans la lignée des Ballets russes de Serge de Diaghilev qui associaient, au début du XXe siècle, la danse et la peinture de Georges Braque ou de Pablo Picasso.
LA DANSE, UN ART QUI RASSEMBLE
Avec le L.A. Dance Project, Benjamin Millepied a monté des spectacles auxquels ont collaboré de grands noms de l’art contemporain : Christopher Wool, Sterling Ruby, Mark Bradford, Daniel Buren, Barbara Kruger... Avec cette dernière, artiste conceptuelle américaine, le chorégraphe a imaginé Reflections (2013), une production dans laquelle les danseurs se déplacent sur des toiles composées de mots peints au sol. La pièce a été recréée sous une forme immersive, en 2017, pendant la Fiac, au Studio des Acacias, à Paris (Reflections Redux) ; quelques mois après le départ fracassant de Benjamin Millepied de l’Opéra de Paris.
« J’aime la précision de Barbara Kruger, son utilisation des mots est tellement forte, commente le chorégraphe. J’admire son engagement politique et sa force d’écriture, c’est quelqu’un que j’estime beaucoup. Notre projet proposait une approche surprenante de la danse. Je me suis toujours enrichi en observant d’autres artistes, en me projetant dans l’univers de quelqu’un d’autre pour comprendre son regard et sa position sur la société. Avec le temps, j’ai envie d’explorer les choses de manière plus profonde et plus engagée. J’ai envie de mettre plus de contexte autour des projets que l’on fait avec la compagnie. Je veux échanger et écrire avec des auteurs, des sociologues, des philosophes. Faire de l’art est un engagement social. Le spectacle vivant est un endroit où le spectateur peut apprécier le temps, être avec les autres, vivre l’instant présent sans technologie. » Prévu en juillet 2017 à l’Opéra de Paris, puis finalement annulé, un projet avec le plasticien Philippe Parreno trouvera peut-être un jour une concrétisation sur les planches. Un autre ballet attend aussi son heure depuis huit ans. « Avec Anselm Kiefer, nous parlons de monter quelque chose ensemble autour du Voyage d’hiver de Franz Schubert. Je pense qu’on va finir par y arriver. »
« La danse rassemble les arts », répète Benjamin Millepied. Cette ambition multidisciplinaire se décline cet été, au niveau individuel sous la forme d’un duo avec le pianiste Alexandre Tharaud, et sur le plan collectif avec le lancement en Île-de-France du Paris Dance Project. Cette nouvelle structure, fondée avec Solenne du Haÿs Mascré – avec qui il avait créé, entre 2019 et 2022, Roméo et Juliette Suite à La Seine musicale, à Boulogne-Billancourt –, vise à soutenir et promouvoir des chorégraphes émergents ou confirmés, et à rapprocher la jeunesse de l’univers de la danse. Le mouvement inaugural de Paris Dance Project, baptisé Exaltations, s'est déployé dans le vaste espace du Hangar Y, à Meudon, le 3 juin, dans le cadre de la Nuit blanche 2023. Les spectateurs ont notamment découvert sept créations de jeunes chorégraphes réalisées sur le thème du temps, avec les interventions de Diane Cherry, Margot Pietri, Marie de Villepin, Dhewadi Hadjad et Arda Asena, cinq plasticiens et plasticiennes de POUSH, la pépinière d’artistes qui pousse à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Avec Benjamin Millepied, tout le monde est invité à entrer dans la danse.
Carmen, film réalisé par Benjamin Millepied, avec Paul Mescal, Melissa Barrera, Rossy de Palma.
Unstill Life, de Benjamin Millepied et Alexandre Tharaud, en tournée : 6-8 juillet 2023, Théâtre des Champs-Élysées, 15, avenue Montaigne, 75008 Paris.