Enfin ! Après tant d’années de collaboration avec la manufacture, « la » star de l’art contemporain a fini par visiter les ateliers de Bernardaud, implantée à Limoges et aux environs. Cet automne, Jeff Koons a longuement arpenté les locaux, visiblement heureux de découvrir les savants processus qui ont conduit à la fabrication de son nouvel opus : un précieux homard en porcelaine destiné aux diners les plus raffinés. Aussi étonnant que ce soit, l’artiste américain n’était jamais venu, préparant les projets à distance. Ou c’est la famille Bernardaud elle-même qui avait fait le voyage à New York avec les prototypes. Tout aussi étonnant, Koons a donné très peu d’indications au préalable. Il a juste remis à l’équipe de Bernardaud un homard gonflable en plastique bon marché, une grosse bouée fabriquée en série en Chine et disponible sur Internet. Il y a d’ailleurs quelque chose de troublant dans cette démarche presque conceptuelle, ce passage d’un produit ultra banal à un objet manufacturé de très haut niveau…
Jeff Koons en pince décidément pour les homards, largement présents dans son œuvre. L’animal se veut un clin d’œil évident à Dali, mais pas seulement. « Je pense aussi à une autre personne, H.C. Westermann, confie Jeff Koons. Un artiste américain de Chicago qui était aussi un acrobate quand il était plus jeune, au cirque. Il marchait sur ses mains. Pour moi, le homard est assez masculin, vous avez ces gros bras musclés qui sortent ici, qui peuvent servir à faire du trapèze, ou d’autres activités acrobatiques. Puis, vous arrivez au niveau de la taille, et là, ça devient plus féminin. Donc, le homard réunit le féminin et lemasculin, et en plus, c’est un crustacé, il arrive de sous l’eau, peut-être de l’inconscient… » Et d’observer que Duchamp avait bien détourné lui aussi la porcelaine en mettant en avant un urinoir dans ce matériau à l’origine précieux…

Jeff Koons visitant les ateliers Bernardaud cet automne 2025. Photo : D.R.
En mettant entre les mains de Bernardaud le homard gonflable, Koons, dont la propre mère était déjà fidèle cliente de cette marque à Manhattan, a lancé un défi à la vénérable manufacture. Celle-ci a dû mobiliser tous ses talents et toutes ses compétences pour réaliser un modèle moitié moins gros que la baudruche, et qui satisfasse les exigences de l’Américain, entre zones réalisées en cuisson à petit feu autour de 800-900 degrés comme pour la peinture émaillée rouge ou jaune et d’autres à grand feu, soit autour de 1 280 degrés. Il a fallu quelque trente moules pour arriver à ce crustacé écarlate qui s’ouvre en de multiples compartiments pouvant accueillir au centre de la table, de façon conviviale, des mets à partager. Surtout, la prouesse réside dans la finition époustouflante de la bête qui ressemble comme deux gouttes d’eau…au ballon gonflable, jusqu’à l’aspect brillant et aux plis du plastique plus vrai que nature. La bouée étant déjà elle-même une imitation un peu naïve d’un vrai crustacé. Les recherches techniques ont mis près de dix ans à aboutir. Combinées au prestige de l’artiste, elles expliquent le prix demandé : 102 000 euros pour une édition à 99 exemplaires… « C’est vraiment une pièce de production durable que nous avons faite, explique Jeff Koons. Pour moi ce sont certes des œuvres d'art, ce sont des éditions limitées, mais elles doivent être utilisées pour célébrer la qualité fonctionnelle de la pièce. Vous savez, l’art c'est lié à la vie, à être ensemble avec des amis, avec des gens, et d'être en mesure d'apprécier l'aspect d'une fête autour de cela. L’image du homard, c’est en quelque sorte un don de soi-même, comme l’animal serait une sorte d'essence de la nourriture, c'est quelque chose qui célèbre le cycle de la vie ».
