Philip Guston (1913-1980) est aujourd’hui célèbre pour ses tableaux à dominante rose, peuplés de personnages cagoulés de blanc à la manière des membres du Ku Klux Klan (KKK), et aux motifs récurrents d’horloges, de chaussures ou de cigarettes. Si ces peintures, puissamment ironiques, et longtemps méprisées par la critique, excellent à singer un monde détraqué où le grotesque le dispute à l’absurde, elles ne représentent qu’une partie de son œuvre.
L’exposition « L’Ironie de l’histoire » au Musée national Picasso-Paris est présentée comme une réflexion autour des Nixon Drawings (1971), cette importante série de dessins inspirés à Philip Guston par le mandat présidentiel de Richard Nixon et la satire intitulée Our Gang (Tricard Dixon et ses copains dans la traduction française) que son ami Philip Roth publie la même année. Mais le parcours conçu par les commissaires, Didier Ottinger et Joanne Snrech, tient davantage d’une rétrospective synthétique de l’ensemble du travail de l’artiste, depuis les peintures murales des années 1930 jusqu’à ses ultimes œuvres sur papier en 1980. Une initiative heureuse quand on sait que la dernière exposition monographique consacrée par un musée français à ce grand peintre date de l’an 2000.
Entre politique et abstraction
Après une première salle en forme d’hommage au maître des lieux Pablo Picasso, la section suivante introduit les années de jeunesse du peintre, formé à la Manual Arts High School puis à l’Otis College of Art and Design, à Los Angeles. Marqué par Fernand Léger, Giorgio de Chirico et, bien sûr, Pablo Picasso autant que par Paolo Uccello et Piero della Francesca, Philip Guston s’intéresse d’abord à la peinture murale et à son essence politique. Il peint au John Reed Club, cercle marxiste qu’il fréquente, un premier décor, The Scottsboro Case (vers 1931), dénonciation des exactions racistes commises par le KKK en Alabama. Peu après, il fait la connaissance des muralistes mexicains José Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros, venus réaliser des fresques monumentales à Los Angeles. Ce dernier obtient pour Philip Guston et son camarade Reuben Kadish la commande d’un mural à Mexico, The Struggle against Terrorism (1935). Ce sera ensuite la Works Progress Administration de Franklin D. Roosevelt qui lui commandera des peintures murales. Sur les cimaises sont accrochées plusieurs études pour ces décors (Study for « Work and Play », 1939).
Ces travaux font écho à Bombardment (1937), étonnant tondo peint par l’artiste pour dénoncer les bombardements allemands sur le village de Guernica, en Espagne. Le tableau, accompagné de deux études de Pablo Picasso sur le même sujet, sert de lien avec la salle suivante consacrée aux Nixon Drawings. Cette série de dessins ridiculisant Richard Nixon et son action exige en effet de délaisser le contexte de l’entre-deux-guerres pour se projeter trois décennies plus tard. Se plaçant dans la même veine caricaturiste que le texte de Philip Roth, Tricard Dixon et ses copains, Philip Guston y montre la constance de son regard politique. Un grand tableau complète cet ensemble : un portrait outré et repoussant du président américain, atteint d’une épouvantable phlébite (San Clemente, 1975). En regard sont exposées les gravures Songe et mensonge de Franco de Pablo Picasso (1937), dans lesquelles celui-ci met en scène la monstrueuse figure du dictateur espagnol.

Philip Guston, Sleeping, 1977, huile sur toile, The Metropolitan Museum of Art, New York.
© The Estate of Philip Guston. Courtesy de Hauser & Wirth et du MET.
Photo Genevieve Hanson
La suite de la visite reprend son cours chronologique. En 1947, le peintre commence à expérimenter un langage abstrait. Il se lie d’amitié avec les compositeurs John Cage et Morton Feldman, partageant leur intérêt pour la philosophie zen, et s’engage dans une voie ascétique, influencée par la calligraphie orientale et l’œuvre de Piet Mondrian. Ainsi, White Painting II (1951) et Painting (1952), par leur retenue, forment un contraste singulier avec l’expressionnisme abstrait de ses camarades Jackson Pollock et Willem De Kooning. Dans les années 1960, Philip Guston, fêté au Guggenheim Museum, à New York, à l’occasion d’une importante rétrospective, est considéré comme l’un des derniers représentants de l’école new-yorkaise, après la mort de certains de ses compagnons de route. Pourtant, des formes figuratives, d’abord des têtes puis des objets, réapparaissent dans son travail. L’artiste explique ce tournant radical par la nécessité de renoncer à la pureté de l’abstraction pour revenir au réel, celui de la fin des utopies des années 1960, caractérisée par la violence et la déraison.
La brutalité du monde
En 1970, tandis qu’il expose à la Marlborough Gallery, à New York, le fruit de ses dernières recherches – un livre ouvert, une voiture, un fauteuil, un intérieur, un personnage encagoulé à son chevalet (The Studio, 1969), etc. –, un sentiment de trahison anime la critique : « Le spectacle de ces sensibilités de mandarins qui se font passer pour des clochards illettrés mais lyriques est désormais universellement reconnu comme une forme d’artifice ne trompant personne », cingle Hilton Kramer dans le New York Times. Non seulement Philip Guston abandonne l’abstraction, mais il adopte aussi une esthétique néo-expressionniste jouissive et enflée, héritée de sa passion pour les comics et la culture visuelle populaire, dans une palette dominée par les camaïeux de roses (couleur alors jugée féminine et frivole), de blancs et de gris : « La découverte de [Philip Guston], analysera Philip Roth en 1989, [...] c’était cette terreur émanant des traits les plus banals du monde de l’imbécilité sans fond. »
Malgré l’accueil réprobateur de ses contemporains, l’artiste persévère dans cette voie, suscitant l’admiration de Willem De Kooning : « Sais-tu, Philip, quel est le vrai sujet de ta peinture ? C’est la liberté ! » Dans le fatras de l’atelier, Philip Guston se représente en ogre de la peinture, la tête boursouflée, les yeux exorbités et injectés de sang, cigarette aux lèvres (Studio Landscape, 1975). L’ horloge tourne inexorablement. Les touches de peinture colorées au premier plan font allusion à son abandon de l’abstraction. The Street (1977) ou Martyr (1978) – l’image d’une structure de bois transpercée de flèches évoquant autant l’iconographie chrétienne de saint Sébastien que les accumulations d’objets découvertes lors de la libération des camps d’extermination – prouvent que Philip Guston n’en a pas fini de représenter la brutalité du monde.
La dernière salle de l’exposition, située au sous-sol, offre une plongée dans ses ultimes œuvres, exécutées peu avant sa mort en 1980. Diminué par un infarctus, l’artiste est contraint de délaisser ses toiles de grand format pour travailler sur papier, assis à sa table. Avec une économie de moyens remarquable, il reprend l’inventaire de ses motifs de prédilection (cerises, semelles, clous, planches, roues, échelles, soleil, etc.) et les traite, placées dans des espaces épurés, comme des formes sculpturales : « Quand je dis que j’ai un sujet à peindre, écrit-il en 1978, ce dont je parle, c’est d’un lieu oublié des êtres et des choses, dont je veux me souvenir. Je veux voir ce lieu. Je peins ce que je veux voir. »
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« Philip Guston. L’ironie de l’histoire », du 14 octobre 2025 au 1er mars 2026, Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, 75003 Paris.
