C’est l’une de ces figures singulières qui réjouit les historiens de l’art et les artistes. Mais dont les audaces esthétiques restent peu connues du grand public, du moins hors d’Italie où elle possède depuis longtemps son musée à Barzio, en Lombardie. On veut parler de Medardo Rosso, sculpteur italien naturalisé français en 1902 et grand ami de Rodin jusqu’à ce qu’il accuse l’auteur du Baiser de l’avoir copié pour son Balzac. Un artiste largement reconnu à son époque, donc, mais dont la modernité a fini par se limiter à ses têtes d’enfants emblématiques et à son fameux Bookmaker vacillant, toutes œuvres souvent tirées à plusieurs exemplaires, en plâtre, un peu en bronze ou en cire de couleur. Pas de marbre. Rien que des matériaux normalement réservés au travail préparatoire et dont la noblesse est de palpiter de vie.
Nouvelle directrice du Kunstmuseum de Bâle, Elena Filipovic a choisi de réveiller cette œuvre étonnante qui aborde les problématiques très actuelles de la répétition, de la lumière, de la forme, de l’espace et de la place du spectateur. En collaboration avec Heike Eipeldauer du mumok (Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien) de Vienne, son exposition « Medardo Rosso, l’invention de la sculpture moderne » présente 50 sculptures et 250 photographies et dessins de l’artiste mort en 1928 à Milan. Mais pas seulement. Le propos est ici d’apporter la preuve de la vivacité de ce travail en le faisant dialoguer avec une soixantaine de pièces d’artistes historiques et contemporains.
Le musée bâlois se voit ainsi mobilisé par cet accrochage maximum qui occupe deux étages du Neubau et commence dans la cour du Hauptbau, le bâtiment historique de l’institution. Avec cette particularité : en introduction, Les Bourgeois de Calais de Rodin, dont Bâle possède une fonte depuis 1948, résonnent avec Skin Pool (Plasmin), le bassin rempli de liquide rose de l’artiste suisse alémanique Pamela Rosenkranz. Le rapport entre le fluide et le solide est ici assez complexe. L’idée est d’insinuer la fascination de Medardo Rosso pour la façon dont la lumière révèle et transforme la matérialité de la chair.
La comparaison avec l’installation de 2020 de Kaari Upson exposée dans le passage souterrain qui assure la liaison entre les deux ailes du musée est en cela plus claire. Eleven est une série de sculptures suspendues, fruit de moulages hybrides entre une branche d’arbre et le genou de l’artiste américaine. Le dédoublement, la matérialité de ses « troncs » qui portent en eux les blessures des insectes et des chaînes de tronçonneuses, le corps comme paysage renforcent le message premier de l’exposition : montrer la postérité de Rosso, chez qui l’accident et l’éraflure font partie intégrante de l’œuvre.
Chaque salle se voit ainsi consacrée à un aspect de sa pratique : répétition et variation, anti-monumentalité, processus et performance. Le volet « photographie » souligne l’utilisation frénétique que fait l’artiste de cette technologie alors nouvelle dans son travail à partir de 1900 et que les sculpteurs, notamment, vont assez vite trouver très intéressante pour représenter le travail en volume.

Medardo Rosso, vue d'installation au Salon d'automne de Paris (1904) avec Enfant à la Bouchée de pain de Medardo Rosso et Cinq Baigneuses de Paul Cezanne, tirage gélatino-argentique, collection privée. Photo : mumok / Markus Wörgötter
Chez Rodin, la photo sert avant tout à des fins de marketing. Chez Brancusi, considéré comme un disciple éloigné de Rosso, elle révèle la sculpture en fonction de la lumière qui baigne l’atelier. L’Italien, lui, la considère comme appartenant au processus créatif. À travers ces images qu’il réalise lui-même et qu’il expose en même temps que ses pièces, il teste les angles de vues, modifie les moulages en conséquence et vérifie les mises en scène. Il saisit également la proximité de ses œuvres avec celle des autres dans les expositions.
Le Kunstmuseum peut ainsi recréer une telle confrontation en montrant le Portrait d’Henri Rouart en bronze de Rosso avec la toile Cinq baigneuses de Cezanne et un Torse de l’Homme qui marche de Rodin. Une manière de constater l’acuité de Medardo Rosso dans les enjeux artistiques de son temps qui cherchent alors à représenter la réalité du monde autrement. Dissoudre la forme dans l’espace, faire que la sculpture disparaisse dans son environnement mais pas complètement, voilà ce qui anime cet artiste dont la taille des œuvres est aussi modeste que les sujets qu’il aborde : des enfants, des vieillards, des femmes, bref des gens simples dont la sculpture classique se désintéresse. Et tout cela avec l’aide d’un vocabulaire réduit à une quarantaine d’archétypes qu’il va produire en série et sur lesquels il va opérer des variations, surtout au niveau des couleurs. De quoi voir chez celui que les futuristes admirent et que Guillaume Apollinaire salue en 1918 comme « le plus grand sculpteur vivant », une version en trois dimensions des impressionnistes.

Medardo Rosso dans son atelier du boulevard des Batignolles, à Paris, 1890, tirage du négatif sur verre original. © Archivio Medardo Rosso
Baudelaire, dans un chapitre de son Salon de 1846, s’interroge : « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse ? » Le poète répond que, contrairement au tableau qui impose sa vision unique et frontale, la sculpture permet au visiteur de tourner autour. Avec le risque d’avoir autant de points de vue sur l’œuvre que d’interprétations échappant à l’intention de son auteur. Medardo Rosso a-t-il lu ce texte, publié douze ans avant sa naissance ?
En tout cas, l’artiste turinois qui claqua la porte de l’Académie des beaux-arts de Milan un an après y être entré car jugeant l’enseignement trop scolaire, nourrissait une certaine délicatesse sur la manière de présenter son travail. Au point de concevoir pour ses œuvres les dispositifs pour les observer. Des sortes de vitrines et de châsses que les deux commissaires de l’exposition rapprochent ainsi des Meat Pieces de Paul Thek des années 1960, ces reliquaires conservant des morceaux de fausse viande en cire. Elena Filipovic et Heike Eipeldauer se départissent de ce processus en débarrassant parfois les sculptures de leurs carcans et en les plaçant systématiquement au milieu des salles. Libérés de leurs vitrines, les moulages respirent et prennent l’espace. Les œuvres de Medardo Rosso sont petites, mais au Kunstmuseum de Bâle, elles ont l’air de géants.
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« Medardo Rosso, l’invention de la sculpture moderne », jusqu’au 10 août 2025, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 8, Bâle, Suisse
