C’est un long bâtiment planté au milieu du Rhône – une version miniature du fort Boyard –, relié à la rive par un quai et une passerelle métallique qui enjambe le fleuve. Entre 1726 et 1877, les Halles de l’Île, à Genève, servaient d’abattoirs puis, à partir de 1877, de marché couvert, avant que le développement de la grande distribution ne scelle leur sort et qu’elles ne soient menacées de destruction au début des années 1970.
Après d’importants travaux de rénovation, les lieux sont, depuis 1981, consacrés à l’art contemporain, complétant ainsi l’offre du Centre d’art contemporain Genève fondé en 1974. Dans l’idée de mettre en avant la jeune scène genevoise y sont alors abrités le Centre d’art visuel, créé par le Cartel des sociétés d’artistes et d’artisans d’art de Genève (CARAR), et un espace d’exposition, la Halle Sud, dans lequel Renate Cornu, sa directrice, présentait aussi bien Philippe Starck et Francis Baudevin qu’un événement artistique comme celui organisé par la Fondation Sidaide, destiné à alerter le grand public des ravages du VIH. En 1990, la municipalité ferme la Halle Sud, préférant réserver ses budgets à l’ouverture – en 1994 – du futur Mamco, musée d’Art moderne et contemporain. L’espace de CARAR reste et sera rebaptisé Halle Nord.
SOUTENIR LA JEUNE CRÉATION
Depuis septembre 2024, Elise Lammer dirige cet endroit singulier à l’histoire mouvementée, succédant ainsi à Carole Rigaut, qui était à sa tête depuis 2006 – cette dernière supervise désormais le département de la culture et de la transition numérique à la Ville de Genève. Née à Lausanne, Elise Lammer possède un curriculum exemplaire : elle a étudié les Beaux-Arts à Barcelone, suivi un MFA (Master of Fine Arts) Curating au Goldsmiths College, à Londres, codirigé la Kunstverein SALTS, à Bâle, pendant cinq ans, rejoint la collection de la Fondation TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary, à Vienne, et travaillé avec Adrian Piper à l’époque de sa participation à la Biennale de Venise en 2015, où l’artiste a décroché le Lion d’or.
Elise Lammer vient d’inaugurer sa deuxième exposition, « Saga – Mythologie du départ », une installation vidéo des artistes suisses d’origine égyptienne Noha Mokhtar et Sahar Suliman. À travers les témoignages d’une famille fictive d’Égyptiens et d’Égyptiennes, tous personnages rejoués par l’actrice Malika Khatir, l’œuvre raconte la construction d’identités individuelles et collectives au sein du groupe, les relations interpersonnelles, « et cette question du départ qui est récurrente dans les familles des deux artistes. Départ d’un petit village pour aller au Caire, départ de l’Égypte vers la Suisse ou vers d’autres pays européens », explique la directrice de Halle Nord. Sa précédente exposition, en mars 2025, présentait le travail de Yann Stéphane Bisso, un jeune peintre camerounais établi en Suisse, dont c’était la première monographie dans une institution.
Pour dire aussi qu’Elise Lammer poursuit la mission de Halle Nord, qui, depuis près de quarante-cinq ans, soutient les artistes genevois émergents. « C’est l’ADN du centre, convient sa directrice. La plupart de celles et ceux qui exposent ici n’ont pas encore de grande visibilité en dehors de Genève. Notre rôle est de mettre en place des outils pour les aider à démarrer leur carrière, qu’il s’agisse de recherche de fonds, de demande de bourses ou de gestion de budget, mais également de la contextualisation critique de leur travail artistique. » « Dans cette optique de professionnalisation, Carole Rigaut s’était beaucoup battue pour que les artistes invités par Halle Nord soient rémunérés. J’hérite ainsi d’une subvention qui a finalement été augmentée », souligne-t-elle.
Dès son arrivée, Elise Lammer a établi quelques principes, comme celui de rallonger la durée des accrochages de trois semaines et demie à six semaines et demie. « En restant visibles plus longtemps, les œuvres ont davantage de chance d’être découvertes par un public plus large et par la presse, mais aussi par des commissaires qui seraient susceptibles de les exposer. L’objectif de ce supplément de temps est également d’ouvrir ces travaux à d’autres réseaux afin de les intégrer à de nouveaux circuits », précise-t-elle.
La démarche passe, notamment, par les coproductions. L’exposition de Yann Stéphane Bisso a été réalisée en partenariat avec In extenso, le centre d’art de Clermont-Ferrand, où elle ouvre le 14 juin 2025*1. Celle de Noha Mokhtar et Sahar Suliman l’a été avec l’Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, à Lausanne, où l’installation prendra une tout autre forme, plus théâtrale, les images des vidéos servant de canevas à des performances. « Ces coproductions permettent à des artistes peu connus en dehors de la Suisse romande de se présenter ailleurs, reprend Elise Lammer. Elles entrent aussi dans une logique de durabilité. Encourager à la production des œuvres, c’est très bien, mais que deviennent ces dernières une fois l’exposition terminée, sachant qu’elles restent, le plus souvent, les propriétés de leurs auteurs ? À Genève, le mètre carré de stockage est absolument hors de prix. Ces collaborations les font voyager en rallongeant leur durée de visibilité », analyse-t-elle.

Vue extérieure de Halle Nord, centre d’art au milieu du Rhône. © Elise Lammer/Halle Nord
CULTIVER SON JARDIN
Elise Lammer n’a pas choisi de postuler à Halle Nord par hasard : « Mon dernier poste de direction en institution remontait à 2019. Pouvoir déployer une vision artistique personnelle me manquait vraiment. Puis, les grandes maisons, avec leurs équipes nombreuses et leurs objectifs parfois divergents, sont peut-être un peu moins en adéquation avec ma sensibilité actuelle, Halle Nord est à taille humaine. Ici, je suis impliquée dans toutes les étapes, de l’accompagnement de l’artiste au vernissage en passant par la production de ses œuvres. » « Même si j’ai beaucoup vécu à l’étranger, j’ai toujours été en lien avec la scène artistique suisse à travers la commission de la bourse Kiefer Hablitzel où je suis restée sept ans, celle de Pro Helvetia [fondation suisse pour la culture] où j’ai siégé durant cinq ans, et les nombreux jurys d’écoles auxquels j’ai participé », rappelle-t-elle.
L’autre grande passion d’Elise Lammer, c’est Derek Jarman. Cinéaste, artiste et militant britannique, mort du sida en 1994, il est surtout l’auteur d’un jardin extraordinaire à Dungeness, sur la côte du Kent, dont la Lausannoise a réveillé l’esprit dans le parc de La Becque, à La Tour-de-Peilz, au bord du lac Léman, où se trouvent des résidences d’artistes. En septembre 2025, sa prochaine exposition, « Jardins défiants », tournera en partie autour de l’œuvre de Derek Jarman et du rapport qu’entretiennent les artistes avec la nature. « Plus que de rendre un hommage, l’idée est d’aborder des thèmes qui me tiennent à cœur comme l’écologie, l’identité, la question de la spiritualité et celle de la construction, le jardin sous-entendant une forme de contrôle, souligne la directrice de Halle Nord. C’est une coproduction avec le Centre d’art contemporain Genève qui est fermé pour travaux. Le format est donc un peu différent, avec des nouvelles pièces d’artistes, [l’Italien] Jacopo Belloni et [l’Iranienne] Zahrasadat Hakim, une installation sonore de [l’Autrichienne] Hanne Lippard, mais également des œuvres de [la Française] Camille Henrot et de [la Suissesse] Mai-Thu Perret. »
*1 « Yann Stéphane Bisso. Pas-châssés, rue de la coifferie », 14 juin-26 juillet 2025, In extenso, Clermont-Ferrand.
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« Saga – Mythologie du départ. Noha Mokhtar et Sahar Suliman », 9 mai-28 juin 2025, Halle Nord, place de l’Île 1, Genève.
