Les touristes européens qui se hasardaient il y a quelques années encore en Ouzbékistan pour y admirer ses médersas (écoles coraniques) tapissées de faïences d’azur et ses caravansérails, qui virent défiler pendant des siècles les pèlerins et les marchands empruntant la route de la Soie, avaient peine à imaginer que la ville de Samarcande accueillerait en 2025 la 43e session de la Conférence générale de l’Unesco et que Boukhara, la provinciale, se métamorphoserait un jour en un gigantesque terrain de jeu pour la fine fleur des artistes contemporains !
Il a fallu toute l’énergie et l’enthousiasme de Gayane Umerova, la très influente présidente de la Fondation pour le Développement de l’Art et de la Culture en Ouzbékistan (ACDF) pour faire de son pays une nouvelle scène artistique au cœur de ce carrefour du monde qu’est l’Asie centrale. Impliquant étroitement la population locale et provoquant des collaborations inédites et stimulantes entre artistes internationaux et artisans ouzbeks, la première édition de la Biennale de Boukhara se déploie ainsi pendant une durée de dix semaines à travers tous ses monuments historiques fraîchement restaurés.
L’événement entièrement en accès libre a pris des allures de vagabondage poétique à travers les monuments de la vieille ville réenchantés par les quelque 70 interventions artistiques exclusivement réalisées sur place. « Choisir Boukhara comme ville hôte de la première biennale internationale d’art d’Ouzbékistan n’est pas un geste de nostalgie – c’est un acte de conviction. La conviction qu’une ville aussi remarquable, avec son centre historique intact, ses communautés dynamiques et ses traditions vivantes, pouvait redevenir un centre mondial de créativité, de dialogue et d’échanges », souligne ainsi Gayane Umerova. Une ambition légitime alors que les jeunes représentent plus de la moitié de la population ouzbèke…
Conçu par la commissaire d’exposition américaine Diana Campbell, le parcours de la Biennale a aboli toute hiérarchie entre les disciplines (la musique, la poésie, la cuisine, la danse, la poterie, la sculpture, la photographie, la peinture, la vidéo…) et fait dialoguer des artistes de notoriété internationale (l’Indien Subodh Gupta, la Française Eva Jospin, le Britannique Antony Gormley, la Brésilienne Marina Perez Simão…) avec des talents émergents d’Asie centrale et d’Ouzbékistan.
Mais, c’est peut-être davantage encore dans la collaboration étroite tissée entre plasticiens et artisans locaux que la Biennale atteint son but, mettant en lumière des savoir-faire ancestraux que les diktats soviétiques n’avaient pas réussi à étouffer. Baptisée « Recipes for Broken Hearts » (« Recettes pour cœurs brisés ») en hommage à une légende locale, la Biennale s’inspire de l’héritage de l’Empire Timouride et de la tradition de ses grands banquets, « peut-être les premières installations artistiques de l’histoire », selon les mots de Diana Campbell. « Cette première édition s’imagine comme une plate-forme vivante et relationnelle où les arts et les traditions culinaires se rencontrent. Les participants, qu’ils soient de Boukhara ou d’ailleurs, sont invités à partager leurs recettes, leurs saveurs, leurs histoires, créant ainsi une compréhension plus profonde de la complexité du monde actuel », a plaidé la commissaire.
Parmi les recettes les plus savoureuses de cet immense « banquet à ciel ouvert », il faut souligner la poésie de cette œuvre réalisée par le collectif berlinois Slavs and Tatars en collaboration avec l’artisan ouzbek Abdullo Narzullaev qui redonne au melon doré toute sa dimension spirituelle. Les sens sont stimulés au cœur de l’installation mystique et olfactive de l’artiste colombienne Delcy Morelos baptisée La Sombra terrestre (L’Ombre de la terre). De son côté, Subodh Gupta a réalisé un gigantesque amoncellement de plats avec le concours du grand maître de céramique ouzbek Baxtiyor Nazirov, qui a suscité l’enthousiasme de la population locale. « La cuisine occupe une place très importante dans le rituel en Inde. Le parfum des différentes senteurs vous transporte parce qu’elles vous remémorent le passé », a ainsi confié l’artiste indien, qui s’est livré pendant la Biennale à des performances tant culinaires que sacrées…
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« Recipes for Broken Hearts », jusqu’au 20 novembre 2025, Biennale de Boukhara, divers lieux, Ouzbékistan
