Une fièvre pour le Moyen Âge semble s’être propagée au sein du monde culturel : de la cavalière en armure signée Jeanne Friot chevauchant un fier destrier de métal lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 à la récente polémique concernant le prêt de la tapisserie de Bayeux au Royaume-Uni, de l’exposition « Apocalypse. Hier et demain » à la Bibliothèque nationale de France (du 4 février au 8 juin 2025) à celle intitulée « Sorcières (1860-1920) : fantasmes, savoirs, liberté » au musée de Pont-Aven (du 7 juin au 16 novembre 2025). Le Louvre-Lens ouvre, cet automne, un chapitre inédit aussi érudit que réjouissant.
Une harmonie nouvelle
Quelques mois après la réouverture de Notre-Dame de Paris, l’exposition « Gothiques » vient à point nommé. Elle permet de mieux comprendre ce qui se joue de la naissance des cathédrales à la contre-culture « goth » contemporaine, en passant, d’un côté, par l’historicisme de Prosper Mérimée ou d’Eugène Viollet-le-Duc et, de l’autre, par le romantisme de Horace Walpole, auteur britannique de l’inégalé The Castle of Otranto, a Gothic Story, paru en 1764 (et en français sous le titre Le Château d’Otrante dès 1767), ou de Johann Wolfgang von Goethe, dont la traduction française du célèbre Faust sera illustrée par Eugène Delacroix en 1828.
Comment expliquer, en effet, cet attrait presque continu pour l’esprit gothique, mise à part la période du classicisme ? Et pour quelles raisons cet esprit gothique, au départ symbole de lumière, de couleur et de plénitude, se retrouve-t-il associé, à partir du XIXe siècle, à une esthétique subversive marquée par le noir, le fantastique, voire le démoniaque ? Telles sont les questions, parmi d’autres, que se sont posées Annabelle Ténèze, directrice du Louvre-Lens, et Florian Meunier, conservateur en chef du patrimoine au musée du Louvre. Leur proposition y répond en treize chapitres, les cinq premiers sur le mode chronologique, les huit suivants sur le mode de la transversalité thématique.
Englobant tous les arts, de l’architecture à la sculpture, du vitrail à l’objet religieux, en passant par le manuscrit enluminé, le style gothique éclot tout d’abord en Île-de-France, en Picardie et dans la vallée de la Meuse (actuelle Wallonie) au début du XIIe siècle, avant de s’épanouir dans toute l’Europe jusqu’au XIVe siècle. Pour autant, ce que montre subtilement l’exposition, c’est qu’il ne peut être réduit à cette finesse des structures architecturales, cette recherche d’un élan vertical et cette ouverture grandissante vers la lumière qui le caractérisent au premier abord. Si l’architecture devient dentelle, c’est que, gagnant en force et certitude, la foi humaine n’a plus à se défendre ni à se prouver quoi que ce soit. Si la sculpture s’autonomise du mur ou de la colonne où elle était auparavant contrainte, c’est pour mieux venir directement accueillir et converser individuellement avec chaque fidèle. Si la droiture romane s’étire et se galbe, c’est pour mieux s’élever avec grâce vers Dieu à l’instar d’un chœur polyphonique.
Les statues des saintes Véronique et Marie-Madeleine de la collégiale Notre-Dame d’Écouis (Eure), même s’il ne reste que des moulages des sculptures originales du premier quart du XIVe siècle, sont, à cet égard, des exemples quasi extatiques. Aussi n’est-il pas innocent que l’un des grands thèmes picturaux du style soit celui de l’Annonciation, où l’ange Gabriel, messager de Dieu, vient prévenir la Sainte Vierge de son destin divin sous la forme de rayons de lumière qui l’illuminent ou de phylactères qui l’enveloppent avec délicatesse. Autrement dit, le gothique est non seulement une expérience spatiale et visuelle, mais surtout une pensée inédite de la matérialité des êtres et des choses : chaque voûte et chaque arc sont là pour mieux rassembler la communauté des fidèles et les faire entrer, un à un, dans l’harmonie nouvelle d’un monde humaniste, protecteur et pacifié.
Des références multiples à travers les siècles
Il faudra attendre les XIVe et XVe siècles pour que des effigies plus ambiguës se dévoilent et répondent, d’une certaine façon, aux angoisses et aux tourments portés par la Grande Peste (1346-1353) ou la guerre de Cent Ans (1337-1453). S’affirment d’un côté le personnage du pleurant ou du pénitent, dont la capuche dissimule mystérieusement le visage, de l’autre, le thème de la tentation de saint Antoine et les monstres ou diableries qui en sont les protagonistes, tandis que les iconiques gargouilles disputent peu à peu aux chouettes et aux chauves-souris les hauteurs des tours. L’un des chefs-d’œuvre de l’exposition est sans nul doute le fragment d’un tableau d’autel signé de l’atelier de Jan van Eyck et daté de 1425 environ, dans lequel, au sommet de dentelles de pierre à contre-jour domine une chimère. Surgissent également des figurations de défunts allongés sur leur tombeau – les gisants –, voire sculptés dans du marbre noir sous la forme de cadavres en voie de putréfaction – les transis. La mort s’exhibe ainsi à la méditation des vivants...
Pour autant, en calligraphie, l’écriture gothique restera quant à elle représentative d’une pensée rigoureuse et en permanence au travail ; la typographie des titres des journaux Le Monde en France, Frankfurter Allgemeine Zeitung en Allemagne ou The New York Times aux États-Unis en sont les preuves incontestables. Il est vrai qu’en 1450, les premières lettres de plomb utilisées par Johannes Gutenberg afin d’imprimer son iconique Bible sont en caractères gothiques. Et le genre musical metal en fait sa typographie emblématique, dans lequel la culture des Wisigoths et des Ostrogoths du Ve siècle après notre ère se conjugue à celle des Huns arrivés d’Asie centrale et, surtout, celle des Vikings venus de Scandinavie.
Pour autant, de funestes nuages envahiront, durant près de trois siècles, les toits des cathédrales et leurs cimetières à l’abandon. Le romantisme leur trouvera cependant, en tant que tel, des expressions propres à traduire leur noirceur existentielle. Victor Hugo en écrira de nouvelles envolées lyriques, tout en militant pour une loi de protection des édifices historiques majeurs, parmi lesquels Notre-Dame de Paris. Ann Radcliffe, auteure de Romance of the Forest (1791) et des Mysteries of Udolpho (1794), Matthew Gregory Lewis, auteur de The Monk. A Romance (1796), et Mary Shelley, auteure de Frankenstein (1817), en établiront des figures inédites. Au début du XXe siècle, le cinéma des avant-gardes s’en emparera à son tour, à l’instar, en 1922, du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene et de Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau, adapté du roman Dracula de Bram Stoker publié en 1897. Et l’on peut même considérer, d’une certaine manière, le personnage de Batman, créé en 1939, comme la gargouille des gratte-ciels de Gotham City !
Le XXIe siècle n’est pas en reste. La peinture et le dessin des millennials rivalisent ainsi de références au gothique, de Jean Claracq à Sacha Cambier de Montravel, de Malo Chapuy à Marius Pons de Vincent, de Xolo Cuintle à Alison Flora, de Thibaut Huchard à Agathe Pitié, de Margaux Laurens-Neel à Amélie Barnathan. La liste est bien évidemment trop longue pour que toutes et tous puissent avoir le droit de cité au Louvre-Lens. Cela préfigure néanmoins bien des projets à venir dans lesquels hommages et digressions autour du gothique n’en finiront pas d’éblouir ou de charmer le visiteur.
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« Gothiques », du 24 septembre 2025 au 26 janvier 2026, Louvre-Lens,
99, rue Paul-Bert, 62300 Lens, louvrelens.fr
