« L’eau n’est pas un paysage – c’est la condition de toute vie, la première peau de la terre, le médium de notre devenir », rappelle Julian Charrière. L’artiste franco-suisse, dont le fruit de la carte blanche que lui a donnée la Maison Ruinart a été présenté pendant la Foire Art Basel en juin 2025, souligne ces enjeux dans une exposition inédite. En écho aux flots du Rhin qui coule au pied du bâtiment, Julian Charrière a conçu une traversée puissante qui emporte le visiteur dans les méandres des trois niveaux du Musée Tinguely, à Bâle.
Mêlant des œuvres nouvelles et plus anciennes, souvent conçues en collaboration avec des scientifiques, cette monographie convie à « expérimenter comment l’importance de l’eau s’étend au-delà de la biophysique : comment, de la physique aux géocultures, elle reste omniprésente et complexe, à la fois merveille et énigme; comment la notion même de changement de phase naît dans l’eau – un état conciliant flux, non-linéarité et changement; comment, grâce à elle, les masses d’eau deviennent les frères et sœurs des glaciers et des tempêtes de neige, les parents des brumes et des atmosphères; comment elle lie nos paysages à notre subsistance, à la fois celle de la nourriture et celle de la respiration », résume le musée.
UNE EXPÉRIENCE DES PROFONDEURS
Si le qualificatif d’« immersif » est aujourd’hui largement galvaudé, il s’applique ici pleinement. Tout comme celui, autant banalisé, d’« expérience ». En effet, l’artiste plonge d’emblée le visiteur dans les profondeurs inquiétantes et mystérieuses des océans, dans leurs ténèbres aussi. Une grande partie du parcours se déroule à tâtons, dans une pénombre troublante qui pourrait faire penser à une obscurité d’outre-tombe. De cette nuit particulière aux fonds marins, perpétuellement éloignés de toute lumière, qui donne son titre à l’exposition, Julian Charrière fait pourtant remonter la vie.
L’expérience du visiteur est d’abord physique. Dans une salle, l’artiste reproduit le mouvement de la lentille de Fresnel qui a permis d’éclairer l’océan Pacifique à 1 000 mètres de profondeur dans la zone de Clarion-Clipperton, et de filmer la faune adaptée à ces conditions extrêmes de survie. Une région sous-marine du globe riche en métaux précieux, pour l’instant encore non prospectés… Ce film de 2025, Midnight Zone, est l’une des toutes dernières créations de Julian Charrière. Les sons y jouent un rôle majeur, comme souvent dans cette exposition. « Remettant en question l’idée fausse et persistante selon laquelle ces régions sont silencieuses », le film remplit l’oreille des « clics rythmiques des crustacés aux appels harmoniques des poissons, des chants lointains des baleines aux crépitements statiques de la vie microbienne, révélant un environnement où la conversation auditive est aussi vitale que la lumière » qui en est absente.
L’un de clous du parcours est une installation dans laquelle le visiteur, allongé sur le sol, perçoit les pulsations sourdes ou plus inquiétantes des volcans sous-marins, une version différente de celle présentée dans l’exposition de l’artiste au Palais de Tokyo, à Paris*1. Plus loin, dans The Gods Must Be Crazy, 49 écrans montrent des images de fonds marins comme si l’intelligence artificielle y cherchait des vestiges de la civilisation humaine. Dans la série photographique Where Waters Meet, l’artiste immortalise les corps nus de plongeurs qui s’immergent dans les abysses des cénotes, ces très anciens gouffres d’eau mexicains, semblant s’y dissoudre.
À trop négliger ces immenses réserves d’eau de la planète, ces zones invisibles que Julian Charrière explore pour nous, l’homme pourrait bien courir à sa perte. On ressort de l’aventure un peu étourdi mais éclairé.
*1 « Stone Speakers. Les bruits de la terre », 17 octobre 2024-5 janvier 2025, Palais de Tokyo, Paris.
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« Julian Charrière. Midnight Zone », 11 juin-2 novembre 2025, Musée Tinguely, Paul Sacher-Anlage 1, Bâle, Suisse.
