Publié en 1985, In The American West (Richard Avedon, In The American West, Fort Worth, The Amon Carter Museum of American Art, New York, Abrams, 1985 ; réédité par Abrams en 2025 à l’occasion du 40e anniversaire de la première édition, 174 pages, 120 euros) a marqué un véritable tournant dans la carrière de Richard Avedon (1923-2004) autant que pour l’histoire de la photographie. Tranchant avec l’esthétique glamour de ses clichés de mode, ces portraits d’habitants de l’Ouest américain, posant avec dignité devant un fond blanc solennel, sans artifice ni décor narratif, ont frappé les esprits. La raison en est le décalage entre une esthétique habituellement réservée aux illustres et le statut social des personnes représentées, des individus à la marge du rêve américain, des laissés pour compte. « Mes sujets sont ces êtres que personne ne regarde. Mais ce sont pourtant eux qui font marcher le monde. Ils font le travail. » Ils sont ouvriers, saisonniers agricoles, mineurs, forains ou parfois à la rue. Tous subissent de plein fouet la politique libérale agressive de Ronald Reagan, séquelle de la crise pétrolière. Entre 1979 et 1984, invité par l’Amon Carter Museum of American Art, à Fort Worth, au Texas, Richard Avedon parcourt la région à leur rencontre. Il réalisera plus de 1 000 portraits, parmi lesquels 124 formeront la série finale et 103 seront publiés.
Exposer le livre
En célébrant le 40e anniversaire de cette publication, la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, poursuit sa volonté de faire du livre de photographie un axe essentiel de sa programmation, ainsi que l’envisage Clément Chéroux, son directeur : « Considérer le livre comme un médium aussi important que l’exposition pour la diffusion d’une œuvre photographique est au cœur de notre approche. Et c’est précisément le cas pour In the American West, dont la notoriété s’est davantage construite autour de l’édition que des expositions, restées limitées aux États-Unis. »
En France, seuls quelques tirages ont été montrés, notamment lors de la rétrospective que le Jeu de Paume, à Paris, a consacrée à l’artiste en 2008. Pour la première fois, l’intégralité de la série est réunie. Fidèle à l’ordre des images dans l’ouvrage, l’accrochage va jusqu’à reproduire son rythme : deux clichés placés côte à côte reprennent une double page, un espace équivalent à un cadre vide permet de marquer une page blanche, et un demi-espace indique une page tournée. Ce dispositif, imaginé par Clément Chéroux, fait toute la force de l’exposition. Il donne une idée du minutieux travail de séquençage mené par Richard Avedon, en étroite collaboration avec Marvin Israel, directeur artistique de Harper’s Bazaar, pour qui le photographe a longtemps œuvré. Du premier au dernier portrait, la position des corps, les jeux d’échelle ainsi que les tonalités forment une ligne harmonieuse invitant à une immersion progressive dans cet Ouest américain et à se laisser happer, rencontre après rencontre, par l’intensité de ces regards qui ont tant à raconter.
Une Amérique fantasmée
Quarante ans plus tard, ces portraits n’ont rien perdu de leur puissance. Cela tient en partie à la simplicité brute que Richard Avedon a infusée à cette série. Il a capturé ces individus tels qu’il les a rencontrés, dans leurs vêtements du jour, sans aucun artifice, baignés par la lumière franche de l’Ouest et placés devant un fond blanc qui le ramène à son amour du Photomaton ou ses années de photographe d’identité pour la marine marchande. Cette simplicité reste néanmoins très travaillée, et c’est là que se révèle l’art du portraitiste.
Tout en subtilité, il s’exerce dans la relation qui se crée avec le modèle, et les quelques directives quant au placement et à la position, une mise en scène minimaliste mais efficace, ainsi que dans l’attention aux motifs et aux textures, la manière dont son œil capte les silhouettes et leurs infimes mouvements, son art du cadrage... « C’est cette maîtrise du détail, de l’attitude, de l’intensité qui rend la présence de ces gens tangible, presque intime », souligne Clément Chéroux. Lorsqu’il réalise la série, Richard Avedon a la cinquantaine passée et déjà toute une vie de photographe de mode derrière lui, dans laquelle il puise cette capacité à faire de chaque portrait une rencontre.

Richard Avedon, Roger Tims, Jim Duncan, Leonard Markley and Don Belak, coal miners, Reliance, Wyoming, August 29, 1979, série In The American West, 1979, photographie argentique.
Courtesy de The Richard Avedon Foundation
Un cliché fait figure d’exception dans ce corpus, celui de Ronald Fischer alias « Bee man », un apiculteur que Richard Avedon a invité en Californie. Dans le livre, sa silhouette diaphane tranche avec la noirceur de celle d’un ouvrier pétrolier présentée en regard. Cette photographie demeure la seule à avoir été entièrement composée, après avoir été imaginée en amont par l’artiste, lequel affirmait l’avoir vue en rêve et en avait exécuté plusieurs croquis. Il placera une petite annonce dans les journaux pour trouver le candidat idéal. Hiératique, recouvert d’abeilles attirées par les phéromones dont il est enduit, Ronald Fischer n’ hésite pas à se faire piquer pendant la pose. Le résultat, un portrait quasi mystique, surprend le lecteur à quelques pages de la conclusion du livre. Selon Clément Chéroux, il est le point d’orgue de la série, « son garde-fou », car il incarne la part subjective que Richard Avedon insuffle au projet. À l’heure où les débats sur la prétendue vérité photographique font rage, le photographe se prémunit contre toute critique en affirmant, à travers ce cliché, le caractère fictif de la série : « Ceci est un Ouest fictif, déclara-t-il à Laura Wilson, la coordinatrice du projet. Je ne crois pas que l’Ouest de ces portraits soit plus exact que l’Ouest de John Wayne. »
Fictif ou non, In the American West n’en reste pas moins une plongée inédite dans ce territoire tant fantasmé des États-Unis, mettant en lumière la réalité sociale d’une époque charnière de son histoire. En écho au livre, la scénographie dépouillée cristallise tout le magnétisme de ce corpus, dont les visages accompagnent le visiteur longtemps après qu’il a quitté la Fondation Henri Cartier-Bresson.
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« Richard Avedon. In The American West », du 30 avril au 12 octobre 2025, 79, rue des archives, 75003 Paris, henricartierbresson.org
