Nous pensions naïvement le croiser en blouse blanche. Mais David Cohen, professeur à la faculté de médecine de la Sorbonne et chef du service psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, n’est pas un mandarin comme les autres. Il surgit soudain en pantalon cargo à motif fleuri, tee-shirt uni vert kaki et chaussures Camper rouges. Il a donné rendez-vous dans l’historique chapelle Saint-Louis, au cœur de l’hôpital du 13e arrondissement de Paris. Le médecin a enfilé sa tenue d’artiste et de commissaire de l’exposition « Vulnérables ». En cet après-midi ensoleillé de juin, à quelques jours du vernissage, il termine l’accrochage dans le chœur et la nef qui accueillent ses œuvres Frères humains et Fantômes. Car David Cohen, 60 ans, est aussi peintre et sculpteur.
FIGURES ET FANTÔMES
Douze ans après l’exposition « Charcot, une vie avec l’image », hommage au célèbre neurologue qui a donné son nom à une maladie neurodégénérative affectant environ 6 000 personnes en France, l’édifice religieux construit sous Louis XIV devient à nouveau le théâtre d’un dialogue artistique passionnant. Le bâtiment suit un plan en croix grecque : quatre nefs d’égale longueur et, en chacune d’elles, quatre immenses chapelles. Le tout entoure le chœur dans une symétrie parfaite. Cette construction inédite permettait d’isoler les malades des autres visiteurs durant les offices. Aucun décor intérieur, les murs sont presque nus. L’exposition « Vulnérables » présente des œuvres contemporaines qui explorent diverses formes de fragilité – mentale, physique et sociale – à travers la sculpture, la photographie, la peinture, l’installation. L’art brut y a la part belle.
Dans la nef Lassay, deux pièces monumentales de Jean Dubuffet, prêtées par le Fonds Renault pour l’art et la culture, côtoient des créations mathématiques de Dan Miller, couches superposées de chiffres et de lettres mystérieuses, et des fusils fabriqués par André Robillard avec des objets trouvés. Dans le chœur, des visages d’« endormies » – références à celles qualifiées de « folles » qui ont habité les lieux de psychiatrie asilaire – réalisés par l’artiste et anthropologue Francine Saillant font écho à de grandes esquisses de la peintre Camille Courier. La nef Mazarin accueille les clichés de travestissements de Tomasz Machciński prêtées par la galerie christian berst – art brut, des expérimentations photographiques de Miroslav Tichý et des personnages de Michel Nedjar. Dans une autre nef, sous une toile de l’école véni-tienne du XVIIe siècle, sont disposées des créatures étranges au corps hérissé d’épines par le Japonais atteint d’autisme Shinichi Sawada. Ces céramiques fascinantes ont été montrées en mai 2025 à la Halle Saint-Pierre, à Paris.
Certaines créations ont été imaginées pour l’exposition ou tissent un lien avec l’histoire de l’hôpital : l’installation Exorcismes de Liz Magic Laser célèbre, par écrans interposés, le 200e anniversaire de la naissance de Jean-Martin Charcot ; les œuvres Frères humains et Fantômes de David Cohen traitent de la fragilité humaine devant la mort. Le docteur en neurosciences a récupéré des coussins pneumatiques en acier utilisés pour extraire les blocs de marbre dans les carrières italiennes. « Ils sont insérés dans la roche puis gonflés avec une pression énorme pour la faire exploser, explique-t-il. Ils adoptent des formes absolument étonnantes traduisant la puissance tectonique de la pierre. En restant à l’air libre, ils rouillent et prennent des couleurs incroyables. J’ai collé dessus des visages en céramique qui ont séché sur des écorces d’arbre. Ils forment une sorte de cimetière de fantômes et de souvenirs. » Face à cette galerie de faciès enfantins se dressent, au sommet de poteaux en acier, de troublantes figures en céramique dotées pour certaines d’ailes en peau d’agneau. Le contraste avec les tableaux religieux est saisissant.

Jean Dubuffet, Logologie, 1974, peintures vinyliques sur panneau stratifié découpé, Boulogne-Billancourt, Fonds Renault pour l’art et la culture. Courtesy du Fonds Renault pour l’art et la culture
LA CULTURE COMME RESPIRATION
Celui qui a été élu en 2021 à l’Académie de médecine se confie avec facilité sur sa passion pour les arts plastiques. Cela n’a pas toujours été le cas. « Pendant longtemps, je n’en ai pas parlé. En France, c’est mal vu d’avoir plusieurs casquettes. Je peins depuis l’âge de 3 ou 4 ans. Il faut savoir que j’ai perdu mon père quand j’avais 6 ans. Les gens se sont dit : “Il peint, cela doit lui faire du bien.” C’est une réflexion un peu facile, mais pas totalement fausse. Par conséquent, j’ai toujours été stimulé dans cette pratique. Mes tableaux traitaient de l’injustice et de la mort. Il est en effet injuste de perdre son père à 6 ans. Je faisais des portraits d’Indiens d’Amérique. Je m’identifiais à ce peuple persécuté. » « À l’adolescence, j’ai découvert d’autres inspirations : Joan Miró, Vassily Kandinsky, Jirō Yoshihara – le fondateur du mouvement d’avant-garde japonais Gutai –, le peintre abstrait allemand Emil Schumacher, lequel n’est pas très connu, Jackson Pollock, Willem de Kooning… » énumère-t-il.
Le père de David Cohen était tailleur. Lorsque ce dernier décède, sa mère, femme au foyer, a dû prendre un travail de vendeuse. « J’ai quelques souvenirs d’enfant dans l’atelier de mon père. Je choisissais des tissus criards, c’était dans les années 1970. Il me confectionnait des ensembles sur mesure. J’ai tou-jours été sensible à la couleur. Je me considère comme un coloriste. » Son premier choc esthétique est un poster d’une œuvre de Joan Miró. « Je devais avoir 15 ans. J’étais chez une amie de ma tante en Italie. Nous étions à table, lorsque j’aperçois cette reproduction sur le mur de la salle à manger. Je me suis dit que Joan Miró était un fantastique coloriste, mais un piètre dessinateur. Or, c’est exactement ainsi que je me voyais. Mais en constatant l’effet que cette œuvre avait sur moi, j’ai été rassuré par le fait que l’on pouvait être artiste sans savoir très bien dessiner. La preuve, j’étais ému par cette représentation de Joan Miró. »
En parallèle de ses études de médecine, il entre à École normale supérieure pour apprendre la biochimie. La peinture ne le quitte pas. Il s’exerce en autodidacte. « Je dis souvent que la peinture est une accumulation de tâches. » La Galerie XXI de Michel Antoine Blachère expose ses œuvres à Paris. Il se passionne pour le volume et fréquente les ateliers de Pietrasanta, en Toscane, la Mecque de la sculpture italienne.
La création artistique n’est pas une fin, mais un moyen, un moteur. Dans son service, il a mis en place des échanges entre le monde de la culture (musiques, scènes, arts) et les adolescents en souffrance. « Faire entrer la culture dans un service hospitalier est indispensable, c’est une respiration, assure-t-il. C’est la vie qui pénètre à l’intérieur de l’institution. Les unités psychiatriques sont souvent des lieux de réclusion. Les propositions les plus abouties sont celles dans lesquelles le monde du dehors s’insinue dans celui du dedans, et inversement. » En 2023, 600 actions culturelles y ont été menées avec 35 partenaires différents, notamment les musées parisiens Guimet et Bourdelle. « L’art a trois fonctions : sublimer, créer du beau et cimenter du collectif, estime le médecin. Les patients qui fréquentent mon service manquent cruellement de ces trois éléments. Ce sont des écorchés. Ils ne croient plus en eux, se sentent exclus de la société. Un médium artistique leur permet de répondre à ces enjeux et, en plus, de prendre du plaisir. C’est magnifique ! »
À l’extérieur de la chapelle Saint-Louis, sous un soleil de plomb, se dresse une sculpture noire et massive érigée par Johan Creten : La Tempête. « C’est une référence à William Shakespeare, explique David Cohen. J’ai appris au sculpteur flamand que, dans le bureau de sa maison à Neuilly, le professeur Charcot avait fait écrire sur le plafond des vers du dramaturge anglais tirés de cette pièce, ceux qui traitent du rêve. » Albert Einstein disait : « Les coïncidences sont une manière pour Dieu de rester anonyme. »
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« Vulnérables », 24 juin-21 septembre 2025, chapelle Saint-Louis, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 83, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris.
