« Le brouillard qu’est l’homme ne se laisse pas mettre dans un coin », écrivait Jean Arp, adepte de l’« ovale mouvant » et sculpteur, entre autres, d’un énigmatique Berger des nuages (1953); par là, il situait ses choix formels sur le versant de l’indéterminé tout en s’opposant au primat de la raison et à l’individu comme centre et mesure de toute chose. Or, tout nébuleux qu’il soit, et parce qu’il n’en est pas à un paradoxe près, l’être humain préfère de beaucoup voir net et avoir les idées claires.
Aussi, l’expérience à laquelle invitent Claire Bernardi et Émilia Philippot au musée de l’Orangerie, à Paris, est-elle profondément troublante : en résonance avec les surfaces insituables des Nymphéas de Claude Monet où le regard tantôt papillonne et tantôt s’abîme, elles ont en effet rassemblé plus de quatre-vingts œuvres (majoritairement des peintures, des photographies et des films) produites entre 1945 et aujourd’hui, lesquelles, avec des moyens variés et dans des buts divers, confrontent les spectateurs à un flou certes loin d’être uniforme, mais non moins généralisé.
LIGNES EN FUITE
Tout au long de la visite, au fil du prologue et des quatre sections thématiques composant l’exposition, il faudra donc renoncer aux contours et démarcations précises ou aux formes complètes et lisibles, renoncer à tout ce qui guide, oriente, construit et stabilise. Car il s’agit désormais de s’habituer à mettre au point sur ce qui ne coïncide pas avec le plan d’inscription de l’image, ce qui est trop loin ou trop proche, devant ou derrière : s’immerger dans un monde de voiles, de brumes, d’émanations, de reflets éblouissants et de halos flottants ; s’abandonner à d’innombrables décalages, dissociations, ondulations, écoulements et dissolutions ; mais aussi s’enliser dans des recouvrements, enfouissements et écrasements ; ou encore se dissoudre en balayages, rayonnements, pulvérisations, en points, en pixels ou en poussière. Et si l’on ne peut s’empêcher de plisser les yeux et de se reculer, c’est pour mieux vérifier, toujours, la mise en suspens de l’apparition et le report de l’évidence. Bref, il faut plutôt s’exercer à une vision défocalisée et en observer, sur soi, les effets physiques, psychologiques, ontologiques même.
De nombreuses expositions, ces dernières décennies, ont habitué les visiteurs aux stimuli et réponses exigés par l’art opticocinétique. Depuis « The Responsive Eye », organisée au Museum of Modern Art, à New York, en 1965, par William C. Seitz, jusqu’à « Electric Dreams », en 2024-2025, à la Tate Modern de Londres, cette sensibilité de l’œil a été régulièrement mise à l’épreuve, principalement sa capacité de réaction à des informations reçues à un rythme de plus en plus rapide et en nombre toujours croissant, jusqu’à saturation. Mais ce ne sont pas exactement les mêmes réponses qui sont ici sollicitées ni les mêmes limites qui se trouvent explorées.
Pour preuve, les cibles peintes par Wojciech Fangor (# 17, 1963) et par Ugo Rondinone (No 42, VIERZEHNTERJANUAR N E U N Z E H N H U N D E R T DREIUNDNEUNZIG, 1996), lesquelles, tout en se déployant comme il se doit en cercles concentriques, deviennent, par leurs bords estompés, halos de diffusion chromatique. Assurément hypnotiques, elles n’appellent nulle trajectoire droite, tendue, tandis que, loin d’immobiliser le corps, elles le mettent en oscillation, jusqu’au vertige. Les réglages auxquels servent les mires et la précision du tir permise par les viseurs semblent alors si loin : telles sont les frontières du visible auxquelles l’on est conduit, tels les seuils de la perception contre lesquels les certitudes viennent se heurter – pour jouer avec les titres des sections de l’exposition.

Vue de l’exposition « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours », Paris, musée de l’Orangerie, 2025. © Miriam Cahn et Luc Tuymans. Photo Musée de l’Orangerie/Laetitia Striffling
FACE À L’EFFACEMENT
À rebours de l’indice, voire de la preuve que l’on pourrait espérer trouver en fouillant les images – tel le photographe protagoniste de Blow Up, le film de Michelangelo Antonioni –, et loin de l’expansion du monde visible en toutes les directions à laquelle les instruments d’optique ont contribué au cours du temps, les artistes ici réunis s’occupent délibérément de ce qui échappe. Ils libèrent le sfumato de l’encadrement des avant-plans et de la ligne d’horizon, étirent les intervalles et transitions entre deux points de netteté, scrutent les macules et les lacunes, cultivent les interférences, les superpositions et surexpositions, les déphasages et les décentrements, traquent les fantômes, enregistrent disparitions, effacements et traces aussi ténues soient-elles.
Sigmar Polke, dans Pasadena (1968), se joue du pouvoir de révélation que l’on attribue trop naïvement aux images : une trame de points plus ou moins concentrée ou ajourée suivant les zones imite l’agrandissement d’une photographie imprimée, comme avaient coutume de le faire au même moment les artistes du pop art. En dessous de cette surface globalement grise et indistincte, une légende indique ce qu’il faut y voir, soit un morceau de sol lunaire, et plus précisément une pierre de quelques centimètres, et des reflets du soleil. Ce qui devrait nous donner accès aux confins du monde connu n’est en définitive qu’une suite d’aberrations, dans tous les sens du terme.
Un mirage tout au plus, comme ceux dus à la déviation des rayons lumineux par les couches d’air et les écarts de température que Bill Viola isole et entretient en les filmant aux abords du Chott el-Jérid, en Tunisie, à la lisière du Sahara. En même temps que l’image ondoie, le monde et l’être qui y existe vacillent en un de ces tremblements qui sont le sujet de l’exposition. Autant que les illusions d’optique, les erreurs photographiques ou les affections de toutes sortes que peut connaître la vision, autant que l’inaccessible et l’incapacité à rendre compte du monde, « Dans le flou » arpente la mémoire meurtrie, l’irreprésentable et l’occultation qui en constitue une parade possible, de même que l’effacement en est une manifestation paradoxale.
Et si le prologue situé dans les décennies impressionnistes et symbolistes emporte vers le ciel et la nuit, du côté du rêve et de l’imaginaire, c’est bien souvent l’horreur, ou du moins l’inquiétude, qui se tient dans ces zones d’indétermination que développent les œuvres, dans toute leur variété. Gerhard Richter peint ainsi Blumen (815-1) (1994), des fleurs pendant au bout de leur tige comme dans une photo floue, étire de la couleur qui aurait pu devenir un plan ou une forme (30.12.04, 2004), écrase et étale la peinture de la même manière que le souffle des explosions a brouillé la vue des tours jumelles du World Trade Center (September, 2005), et c’est sa « relation à la réalité » qu’il met en question – comme le fait l’exposition. « Et cette relation, dit-il, a toujours eu à voir avec le flou, l’insécurité, l’inconsistance, la fragmentarité, je ne sais quoi encore. »
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« Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours », 30 avril-18 août 2025, musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, 75001 Paris.
