Territoires ravagés par les flammes ou submergés par les eaux, extinctions d’espèces... devant le bouleversement climatique exacerbé par l’action humaine, quinze designers ou artistes issus des cinq continents esquissent des solutions. Ces quelques remèdes, que Laura Drouet et Olivier Lacrouts qualifient prudemment de « points d’acupuncture », prennent place au sein de l’exposition « Memo. Souvenirs du futur », dont le duo assure le commissariat pour la Fondation d’entreprise Martell, à Cognac (Charente).
Avant d’aspirer à une hypothétique rémission, il convient de distinguer les maux. Ainsi, aux Philippines, sécheresses et typhons entraînent inondations et glissements de terrain, avec pour conséquence des accès à l’eau interrompus. Pour pallier ce problème et mettre en place une stratégie visant à produire, d’ici à 2030, 35 % de l’électricité du pays à partir de ressources renouvelables, le gouvernement investit dans la construction de barrages. Une initiative à laquelle les communautés autochtones s’opposent en regard des dommages infligés aux sources et aux cours d’eau, de la réduction du débit qui menace l’irrigation des cultures, sans oublier la submersion de sites sacrés. Employant la « contre-cartographie » comme forme de résistance, l’artiste et activiste Cian Dayrit conçoit des œuvres textiles (To Block the Flow of a River is to Reject the Wisdom of the Earth [Bloquer le flux d’un fleuve, c’est rejeter la sagesse de la terre] ou Blueprint of a Dam as Sadistic Monument [Plan d’un barrage comme monument sadique]) qui révèlent, en creux, ces injustices que le récit officiel dissimule.
Aux Pays-Bas, les autorités, réputées pour leur gestion de l’eau et des risques d’inondation, sont, ces dernières années, confrontées à des sécheresses et des feux de forêt. Le traumatisme collectif provoqué par la disparition, en 2020, de 2 hectares de landes et de tourbières du parc national de Deurnese Peel a inspiré à Liselot Cobelens le tapis Dryland. Celui-ci se présente telle une carte de zone sinistrée que la designer a brûlée par endroits au chalumeau afin de conserver un souvenir tangible des flammes, « comme une métaphore de la maltraitance que nous faisons subir au paysage ». Elle convie autour de cet « objet manifeste » les diverses parties en cause – agriculteurs, gestionnaires des canaux – à réfléchir ensemble.
Avocat, os de vaches et oliviers
La manière dont l’humanité consomme pose également question. Au Mexique, à travers la série Conflict Avocados, Fernando Laposse fustige la monoculture de l’avocat, fruit à la popularité croissante. Si le noyau et la peau de ce dernier permettent au designer de générer les subtils pigments du sofa Resting Place, l’envers du décor est tout sauf délicat. Dans l’État du Michoacán, cette ruée vers « l’or vert » provoque le déboisement de vastes zones de forêt et des abattages illégaux par les cartels. Pour sensibiliser le public à ces problématiques écosociales, Fernando Laposse met en lumière la catastrophe environnementale – notamment la destruction d’habitats vitaux pour des espèces comme le papillon monarque – et les homicides d’écologistes.
Au Royaume-Uni, après une conversation avec le géologue Jan Zalasiewicz, professeur à l’université de Leicester, Yesenia Thibault-Picazo s’est penchée sur la genèse de la réserve naturelle de Watchtree, dans le comté de Cumbria. Ce site abrite aujourd’hui une faune et une flore foisonnantes et variées, mais, dans ses entrailles, ont été ensevelies des tonnes de bétail abattu en 2001, à la suite d’une importante épidémie de fièvre aphteuse. Yesenia Thibault-Picazo émet l’hypothèse que les carcasses enfouies dans un sol riche en argile pourraient, au fil du temps, se transformer en une carrière de « marbre osseux », nouvelle ressource avec laquelle elle façonne quelques prototypes (Metamorphosis of a Herd [Métamorphose d’un troupeau]).
L’activité humaine n’est pas l’unique responsable de ces multiples bouleversements. Dans les Pouilles, la Xylella fastidiosa, une bactérie transmise par les insectes piqueurs, sème la désolation. Signalée pour la première fois en Europe en 2013, elle a, dans le Sud italien, détruit des hectares de plantations d’oliviers. Roberta di Cosmo, la petite-fille d’un sommelier en huile d’olive se définissant davantage comme médiatrice que comme designer, a étudié les effets dévastateurs de cet agent pathogène. À travers une performance intitulée Rebirth-Trauma as a Performative Process (Renaissance-traumatisme en tant que processus performatif), elle inventorie les gestes du rituel saisonnier de la récolte des olives, afin que ceux-ci ne disparaissent pas avec la perte des oliviers. La méthode peut paraître modeste, mais s’avère somme toute réaliste.
Coton « utopique » et tissu d’écorce
« Face aux bouleversements monumentaux et anxiogènes, on peut agir par petites touches », affirme Olivier Lacrouts. Sur le sol volcanique et poussiéreux de São Vicente, l’une des dix îles de l’archipel du Cap-Vert, Rita Rainho et Vanessa Monteiro, membres du collectif Neve Insular, militent pour la résilience. Malgré les faibles précipitations et les sécheresses récurrentes, elles cultivent du coton qu’elles irriguent à l’aide de pots traditionnels en céramique, les ollas, enterrés à proximité des plantes et dont les parois poreuses libèrent lentement l’eau dans le sol. Ce coton, qu’elles qualifient d’« utopique », leur permet de fabriquer du tissu, mais aussi de transmettre les gestes et techniques du tissage à la population.
La Nigériane Bubu Ogisi réhabilite quant à elle un matériau étonnant, ressemblant au cuir, que portaient jadis les hauts dignitaires ougandais : le tissu d’écorce de Mutuba (Ficus natalensis). Avec cette fibre végétale qu’elle tranche, étuve, brûle, aplatit, bat, trempe et feutre, la styliste a réalisé la collection printemps-été 2024 de sa marque Iamisigo. De son côté, depuis sa ferme familiale de Haute-Savoie, la Française Emma Bruschi s’intéresse à une plante rustique réputée pour sa résistance et sa capacité à prospérer en conditions difficiles : le seigle. En plus d’être un aliment de base, la céréale constitue une matière première traditionnellement utilisée pour fabriquer des toits de chaume ou confectionner des paniers et des chapeaux. En hommage aux savoir-faire paysans, la designer a tissé des vêtements et accessoires à la fois modestes et raffinés (collection « Almanach ») à partir de tiges de seigle découpées en fines bandes.
« En prenant soin d’espèces [presque] disparues, en préservant des gestes et des souvenirs ou en créant de nouvelles formes de mémoire et de rituels, [ces] œuvres stimulent nos sens et nous rappellent que résister par le soin est l’option la plus douce, mais aussi, peut-être, la plus puissante et la plus féconde dont nous disposons », estiment Laura Drouet et Olivier Lacrouts. En est pour preuve le film-performance How the Earth Must See Itself (Comment la terre doit-elle se voir) de Simone Kenyon et Lucy Cash inspiré de l’ouvrage The Living Mountain de Nan Shepherd. Dans ce récit, écrit dans les années 1940, la poétesse narre le lien intime qu’elle a noué avec la chaîne des Cairngorms, en Écosse, les plus hautes et plus froides montagnes du Royaume-Uni, qui composent un splendide paysage regorgeant de rivières sauvages et d’espèces rares. En miroir de cette saisissante et poétique description, les deux artistes ont imaginé Into the Mountain, une performance chorégraphique et méditative se déroulant dans la vallée de Glen Feshie. Entièrement interprétée par des femmes, la pièce met en valeur les relations qu’elles entretiennent avec ces endroits sauvages. Il en résulte que seuls nos sens seraient à même de nous connecter à un site, de nous en imprégner, voire d’en tisser des affects. « Il est extrêmement important de vivre un lieu pour en prendre soin, avec, en filigrane, l’idée que le corps se souvient », assure Laura Drouet.
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« Memo. Souvenirs du futur », 13 juin 2025-4 janvier 2026, Fondation d’entreprise Martell, 16, avenue Paul-Firino-Martell, 16100 Cognac, fondationdentreprisemartell.com
